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rapidement que nous l’avions montée. J’étais fort satisfaite de ce dénoûment, et j’apercevais avec plaisir, sur le versant même que nous descendions, le village où nous devions passer la nuit. J’admirais aussi la force et la souplesse des jarrets de mon cheval; seulement son état moral m’inquiétait, car on peut, sans être Arabe, s’attacher fortement à ces animaux, aussi héroïques que doux, aussi doux que beaux. — Mon pauvre Kur est devenu fou, me disais-je, lorsque j’aperçus, immobile au milieu du chemin qui conduisait au village, un cavalier arabe, aussi bien monté que richement équipé, ayant l’air de nous attendre. J’eus hâte de mettre pied à terre, car tout espoir de faire marcher Kur dans une direction quelconque s’était complètement évanoui. Les deux chevaux, unis par une amitié mystérieuse qui expliquait la course désordonnée de Kur, hennissaient, piaffaient, faisaient les courbettes les plus extravagantes, se dressaient sur leurs jambes de derrière en agitant celles de devant, comme s’ils eussent conçu l’ambitieux projet de se donner réciproquement une poignée de main. Le cavalier arabe, qui m’était envoyé par le chef du village pour m’offrir sa maison, mit fin à ma surprise en m’apprenant que nos deux chevaux étaient compatriotes et peut-être même un peu parens, qu’un pacha les avait achetés tous les deux dans le même village, que lui-même avait acheté le sien de ce pacha, que les deux amis s’étaient reconnus de loin, et qu’ils s’exprimaient à leur façon le plaisir qu’ils éprouvaient à se revoir. Il ajouta que rien n’était moins extraordinaire, les chevaux arabes étant fort susceptibles d’attachement pour des êtres de leur espèce, et leurs sens étant si subtils, qu’ils sentaient de très loin l’approche d’un être animé ou même d’un lieu connu. Je priai le cavalier arabe de faire enfermer les deux chevaux dans la même écurie pour leur procurer quelques heures d’un entretien agréable. Il me promit de faire droit à ma demande. La réunion des deux amis se prolongea au-delà de ce que j’avais d’abord supposé, car le mauvais temps nous força de passer le jour suivant dans le village, et les troupes arrivées quelques heures après nous suivirent en cela notre exemple.

Je passai ma journée à visiter des malades. Le gouverneur du village, fort bel homme, très riche et peu scrupuleux en affaires, m’avoua bonnement qu’il percevait le tribut, mais qu’il ne le payait pas. — Comment le paierais-je? dit-il en haussant les épaules. Il ne me resterait pas assez d’argent pour ma famille et pour moi. Sa santé l’inquiétait : il était sujet à des attaques de nerfs, sa vue était fort affaiblie, et ses jambes tremblaient parfois sous lui. Il me conduisit dans son harem, et me présenta à ses deux épouses, qui me semblèrent deux des plus belles personnes que j’eusse vues en Asie. Elles étaient pourtant aussi effrontées que belles, et les démonstrations,