Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur quoi Lagrange, contemporain de Laplace, disait presque avec humeur : « Il faut avouer que Newton a été bien heureux de trouver un monde à expliquer ! » Mais ce même Newton, dont la réputation en France et dans le monde entier fut si redevable à Voltaire et à Mme Du Châtelet, après avoir entrevu que l’influence réciproque de toutes les planètes devait troubler leur marche et les faire dévier de l’ellipse parfaite que seules elles décriraient autour du soleil, crut que tôt ou tard cette cause perturbatrice dérangerait le monde, et qu’enfin l’univers aurait besoin d’une main réparatrice. C’était, en d’autres termes, admettre que la puissance créatrice qui avait produit l’univers n’avait pas été assez prévoyante pour lui donner une organisation stable. Leibnitz, le rival de Newton dans l’invention du calcul infinitésimal, mais métaphysicien d’un ordre bien supérieur, contesta énergiquement la singulière assertion de Newton ; il montra qu’il était absurde d’admettre que celui qui avait primitivement fait le monde n’eût pas su en assurer indéfiniment la conservation, et qu’il fut de temps en temps obligé de remettre la main à son œuvre. Sénèque avait dit de l’auteur de la nature ces mots sublimes : Semel jussit, semper paret ; « il a ordonné une fois, et depuis il s’obéit à lui-même. » Enfin David, le premier des inspirés, affirme que Dieu ne se contredit pas : Dominus juravit et non poenitebit eum.

Ce sont principalement ces perturbations réciproques des corps célestes qui ont exercé le génie de notre Laplace. Aidé des progrès que l’analyse mathématique transcendante avait faits depuis Newton, Laplace attaqua de front ces inextricables difficultés. Au moyen d’approximations habilement conduites, il put aborder des problèmes que ses devanciers avaient jugés au-dessus des forces de l’esprit humain. Il mesura la portée de ces actions secondaires que Newton avait cru capables de faire péricliter le monde : il reconnut qu’elles étaient essentiellement périodiques, et qu’après avoir un peu faussé dans un sens la marche régulière des planètes, elles agissaient ensuite en sens contraire, défaisant plus tard le petit effet nuisible qu’elles avaient d’abord produit, et balançant le système du monde autour d’un état moyen dont il s’écarte très peu, à peu près comme le long du cours de l’année les vingt-quatre heures du jour tantôt allongent, tantôt diminuent de quelques secondes l’intervalle de temps précis qui sépare deux midis successifs. Chose curieuse, ou vit un esprit éminemment religieux révoquer en doute la sagesse et la prescience de la Divinité, et un esprit sceptique établir que le monde était assujetti à des lois tellement sages, que sa stabilité ne courait aucun risque ! Le temps lui-même, dont Newton avait craint la fatale influence, concourait à assurer l’édifice en ramenant en sens contraire les effets qui primitivement avaient pu tirer le système du