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À cet appel, dona Flora pâlit, comme si une voix d’en haut lui eût crié : « Ah ! fille ingrate ! » Chacun cherchait à comprendre ce qui se passait ; tous les regards se portaient sur le personnage étrange, inconnu, qui, sans plus de façon, troublait les joies de la soirée. Dona Flora, interdite et tremblante, essayait vainement de suivre l’orchestre, qui chantait toujours ; sa voix expirait sur ses lèvres. Les dames qui se trouvaient dans la loge de la marquise, s’enfuirent comme épouvantées des gestes de ce vieillard, qu’elles croyaient en démence. Celui-ci, toujours penché vers la scène, répétait à haute voix le nom mystérieux : — Miguela ! Miguela !

Cette fois, dona Flora laissa tomber ses bras comme si un invisible trait l’eût frappée au cœur. La tête penchée, les yeux à demi clos et baignés de larmes, elle se retira vers le fond de la scène, faisant face au public qui l’applaudissait encore, et comme un athlète mortellement atteint qui disparaît de l’arène, mais sans bruit.


IX

Une demi-heure après cette scène, qui avait donné à une simple soirée musicale quelque ressemblance avec une représentation dramatique, dona Flora entrait dans le salon où la marquise l’attendait en compagnie du vieil aveugle. Les rôles étaient changés ; le mendiant avait retrouvé la dignité et l’autorité qui appartiennent à un père ; humiliée et vaincue, dona Flora s’avançait avec embarras, comme si elle eût fléchi sous le poids de la riche parure que rehaussait l’éclat de sa beauté quelques instans auparavant.

— Te voilà donc, Miguela ! dit Joaquim en croisant les bras.

— Oh ! mon père ! s’écria-t-elle, enfin je vous ai retrouvé. Et elle se penchait pour saisir l’une de ses mains.

— Me cherchais-tu ? demanda froidement le vieillard ; espérais-tu me rencontrer dans les salons et sur les théâtres où tu te cachais sous un nom supposé ?…

— Mon père, pardonnez-moi, je vous en conjure ! Vous étiez si bon pour moi dans mon enfance !

— Oui, je t’aimais, quand tu étais une bonne et simple fille, quand tu n’avais pas honte de moi !… Ce soir encore, tu chantais pour des pauvres inconnus, pour les premiers venus, sans t’inquiéter de ton père, sans savoir s’il avait du pain dans son misérable réduit, sans te demander s’il n’était pas mort de faim ou de chagrin ! En faisant l’aumône avec tes chants, tu mendiais les applaudissemens du grand monde ! Si on t’avait dit : Votre père est à Lisbonne, et votre frère aussi ; l’un est ce mendiant aveugle qui parcourt la ville avec un petit chien ; l’autre, ce marin manchot qui rame sur