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répondit dona Flora ; puissé-je faire arriver une abondante aumône dans les mains de votre protégé ! Ce sera la dernière fois que je monterai sur les planches d’un théâtre, je le crois bien, et tous les souvenirs de mes vanités passées s’évanouiront dans un bienfait.


VIII

On ne trouve pas toujours ses amis quand on a besoin d’eux. La marquise eut quelque peine à rallier, pour une œuvre de bienfaisance, ceux qui se pressaient dans son salon peu de jours auparavant. En attendant le jour fixé pour le concert, elle fit parvenir quelques pièces d’or à l’aveugle, et joignit à ce don généreux l’envoi d’un trousseau complet. Grande fut la joie du vieillard quand il mit sur sa tête un chapeau neuf à larges bords, et sur ses épaules une veste de drap brun qu’il recouvrit d’un manteau bleu à collet. — Tu vois bien, disait-il à Vicente, j’avais raison de compter sur la marquise.

Vicente travaillait toujours ; il était heureux de voir son père sortir de la misère, seulement il regrettait d’y contribuer si peu pour sa part. Un soir qu’il rentrait après sa journée, il aperçut une sege (cabriolet de place) qui s’enfonçait à grand’peine dans la ruelle étroite où il habitait ainsi que son père. La sege, attelée de deux chevaux maigres conduits par un postillon et guindée sur de hautes roues, résonnait sur le pavé avec un bruit de ferraille qui attirait aux fenêtres tous les gens du quartier.

— Holà ! manchot ! est-ce ici que demeure le senhor dom Joaquim ? demanda le postillon en s’adressant à Vicente.

— Oui, répliqua Vicente avec un peu d’humeur, tout au fond de la ruelle.

— Il y a de quoi blesser ses chevaux et briser sa voiture à passer dans de pareilles rues, murmura le postillon, qui effleurait de sa grande botte le seuil des maisons.

Les voisins s’étaient mis aux fenêtres : — Huma sege, huma sege na rua ! une voiture dans la rue ! crièrent-ils tous à la fois.

— Pour qui donc une voiture ?

— Pour l’aveugle qui demeure là au coin avec son fils le manchot.

— Voyez donc comme ces gens des Algarves sont fainéans ! cela va mendier, et cela roule carrosse !

— Il y a des gens qui ont de la chance tout de même ! Hier ils n’avaient pas de quoi manger, et voilà que le vieux est tout habillé de neuf des pieds à la tête.

— Qui sait ? il va peut-être à la comédie !

Telles étaient les paroles que les voisins échangeaient d’une fenêtre à l’autre. Quand la sege fut arrivée, non sans peine, devant la