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que ne me rapportaient mes journées, quand je naviguais sur le Tage. J’avais mes petits projets qui devaient vous profiter autant qu’à moi, mon père… Mais j’ai eu du malheur…

— Il ne faut désespérer de rien, mon garçon, dit le vieillard ; depuis que je te tiens là, tout estropié que tu es, il me semble que j’ai recouvré la vue… Oh ! si je pouvais le voir ! N’y pensons pas ; allons, marchons plus vite que cela…

Ils arrivèrent, en causant ainsi, devant un enclos dont la porte ouverte et surmontée de l’enseigne : Vinho de labrador[1], invitait le passant à entrer. Les deux infirmes prirent place sur un banc de bois, s’accoudèrent sur la table, et tirèrent de leurs poches chacun un joli petit pain blanc qu’ils avaient acheté dans la rue ; on plaça devant eux une couple de verres remplis de vin. L’air était frais ; le vent murmurait dans les figuiers, dans les treilles, et quelques oiseaux, cachés sous le feuillage épais des orangers, gazouillaient à plein gosier. Le père Joaquim et Vicente dévoraient leur pain blanc en silence, avec l’avidité et la conscience de gens qui ne sont pas habitués à savoir où ni quand ils dîneront. Bientôt l’aveugle, n’entendant plus jouer les mâchoires de son fils, en conclut que celui-ci avait fini de manger :

— Tu voudrais peut-être autre chose ? lui demanda-t-il naïvement.

— Merci, mon père ; ce pain-là me mènera loin !

— Voyons ; sans façon, Vicente, j’ai de la monnaie sur moi ; si nous mangions quelque chose de solide, un melon d’eau, par exemple ?… Holà ! hé ! un melon d’eau bien mûr, bien fondant ! Je te trouve tout triste, mon garçon, tu ne dis rien. Oh ! c’est que ton infirmité te rend honteux, n’est-ce pas ? Cela est pénible dans les premiers temps ; on sent qu’on n’est plus un homme comme par le passé… il manque quelque chose. Ah ! mon enfant, tu t’y habitueras plus tôt que tu ne le crois !

— Dieu le veuille ! répondit Vicente en jetant un regard de tristesse sur la manche vide qui flottait à son côté… Écoutez, mon père, quand je m’embarquai, il y a six mois, j’avais mes petits projets, comme je vous le disais tout à l’heure. Si seulement le capitaine m’avait payé mes six mois, j’aurais rapporté une bonne somme ; avec cette somme, cent cinquante cruzades[2] à peu près, je vous emmenais dans nos Algarves, mon père, et nous allions nous installer tous les deux à l’entrée du Val-Formoso. Là, j’achetais une barque pour aller pécher ; les voisins nous prêtaient de quoi payer les filets ; au bout d’un an j’avais gagné de quoi m’acquitter, et vous n’aviez plus

  1. Vin bourgeois.
  2. a cruzade vaut deux francs cinquante centimes de notre monnaie.