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mer, comme s’il fût allé au-devant de son fils. Plongé dans ses souvenirs, il se rappelait le temps où, tenant d’une main sa fille et de l’autre Vicente, il gravissait les sentiers de la montagne, et voyait au loin fumer l’humble cabane où la mère de ses enfans préparait le repas du soir. Sa vie, commencée dans une pauvreté libre et calme, allait donc s’achever dans une misère douloureuse. Qu’était devenue Miguela, sa fille, qui avait quitté depuis sept ou huit ans le foyer paternel ? Pourquoi était-il si malheureux, lui qui avait toujours pratiqué le bien et prié Dieu, tandis que tant d’autres, impies ou déshonnêtes, prospéraient autour de lui ? Ces diverses questions, il se les faisait à lui-même, sans colère, sans amertume, avec la tristesse d’un cœur brisé. Peu à peu l’air frais du soir, si vivifiant après les chaleurs du jour, ranima le courage du vieil aveugle qui se laissait abattre par le chagrin. Le soleil, prêt à se plonger dans l’Océan, éclairait de ses rayons obliques les sombres rochers qui bordent l’embouchure du Tage, et colorait d’une teinte rose l’écume des hautes vagues déferlant à grand bruit sur la barre du fleuve. La vieille tour de Belem, puissante et gracieuse, toute blasonnée de la croix des chevaliers d’Aviz, se dressait comme un monument des gloires passées au milieu des teintes rouges du couchant. Tandis que la brise tempérée du nord gonflait les voiles des navires et frémissait dans les vergues des moulins sur les collines, tandis que le ciel, la terre et l’eau se revêtaient d’une nuance plus affaiblie et se décoloraient par une dégradation insensible de la lumière, le vieux mendiant, assis sur une pierre, s’associait par la pensée à ce magnifique tableau, et semblait prêter l’oreille avec recueillement aux derniers bruits du jour.

Bientôt il entendit du côté de la mer ce bruit nouveau dans le monde et déjà si connu, celui d’un bateau à vapeur frappant l’eau avec les aubes de ses roues : c’était le steamer anglais venant de Cadix. Il releva la tête, et comme le caninho tout effaré jetait ses aboiemens vers le navire, qui balançait dans les airs son panache de fumée : — Paix, caninho, paix ! dit-il à voix basse ; parce que nous sommes tristes, ne grondons pas ces gens gais et heureux qui vont d’un pays à l’autre semant de l’or et cueillant des plaisirs ! Peut-être demain quelqu’un des passagers de ce vapor nous fera l’aumône : le pauvre a besoin de tout le monde.

Au moment où Joaquim s’éloignait de la grève solitaire sur laquelle s’élève la tour de Belem, un grand concours de curieux, de gens oisifs et affairés se pressait sur les quais et aux alentours de la douane pour voir arriver le steamer. Tout près de ce dernier endroit, un jeune enfant, richement vêtu, accompagné d’un domestique en livrée, se penchait vers le fleuve avec impatience. C’était