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il n’avait entendu ces paroles pénétrantes et vraies qui s’échappent d’un cœur souffrant.

— Excusez-moi, madame, reprit le vieux mendiant, surpris du silence que gardaient l’enfant et la marquise ; j’ai peut-être mal parlé ? Tout à l’heure je me sentais tranquille dans la rue, je faisais mon métier d’aveugle sans penser à rien, et voilà que la tristesse me prend dans cette voiture, où l’on est si bien assis !… Cet enfant-là est à vous, madame ?

— Non, répondit la marquise ; il est le fils d’une jeune dame de mes amies qui me l’a confié pendant un voyage qu’elle fait en Espagne ; les miens sont mariés, et comme j’habite seule maintenant, j’ai gardé près de moi Joãozinho pour me tenir compagnie.

À ces mots, Joãozinho se rapprocha de la marquise en la regardant avec un sourire qui semblait implorer une caresse. La marquise lui déposa un baiser sur le front.

— Ainsi il a deux mères, ce petit monsieur-là, dit le vieillard ; moi, j’avais deux enfans, mais il ne m’en reste plus ! Si je pouvais voir encore les montagnes des Algarves, où s’est passée ma jeunesse ! J’étais berger, je conduisais mes troupeaux sur les rochers et je regardais la mer que le vent faisait bondir au loin. Il fallait voir mes moutons grimper derrière moi et me suivre comme un général d’armée ! Là où je plantais mon bâton ferré, ils faisaient halte et se couchaient à l’entour sans s’écarter d’un pas. Et puis je me suis marié… Pardon, madame, voyez-vous toujours caninho ?

— Il est là qui trotte à côté de la portière, répliqua Joãozinho.

— Et les enfans que Dieu vous avait donnés, demanda la marquise, vous avez eu le malheur de les perdre, mon brave homme ?

— Ils sont perdus pour moi, dit le vieux mendiant ; mon garçon, qui était à bord d’un bateau pêcheur de Lisbonne, s’est ennuyé de naviguer toujours sur le Tage ; il a voulu voir du pays et s’est embarqué sur un navire de long cours. L’autre, c’était une fille… Madame, je vous en conjure, laissez-moi descendre, j’étouffe ici. Aussi bien je sens au bruit des roues que nous sommes dans le faubourg de Santarem, et je demeure là tout près, au fond d’une ruelle, derrière la [1]. Grand merci de votre obligeance, madame ; que Dieu vous garde, vous et tous les vôtres.

Pendant qu’il descendait de la voiture, Joãozinho glissa dans la main rugueuse du vieillard une poignée de menue monnaie, ainsi qu’il le lui avait promis, et la marquise dit à demi-voix : — Mon brave homme, quand vous aurez besoin de quelque chose, rappelez-vous la marquise de…, qui demeure sur la place de Sol de Rato.

  1. La cathédrale.