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de collines et de montagnes échelonnées au bord d’un fleuve majestueux, il manque ce groupe de grands arbres à l’épais feuillage sous lesquels le voyageur aime à s’asseoir et que le peintre cherche pour premier plan de son tableau.

Par une brûlante journée du mois de juin, un vieillard de haute taille, coiffé d’un feutre gris et pointu, portant besace et bâton, et assez semblable à un pifferaro de la campagne de Rome, stationnait devant la porte d’un de ces tristes enclos du faubourg de Xabregas. Un soleil ardent lui frappait en plein sur le dos, sans qu’il parût y prendre garde. Le chapeau sur les yeux, le corps penché en avant, il soufflait avec gravité dans sa longue cornemuse et en tirait des sons assez harmonieux dont il marquait le rhythme en se balançant sur les deux jambes. Un chien caniche, attaché par une corde au bras du vieux mendiant, dormait paisiblement sur les marches de la porte qui demeurait close ; il semblait même que depuis bien des années aucune main humaine ne l’avait fait tourner sur ses gonds. Des lézards couraient lestement sur la mousse qui en recouvrait les planches vermoulues ; de grosses touffes d’herbes avaient pris racine entre les pierres disjointes du seuil, et d’épaisses toiles d’araignées, chargées de moucherons et toutes grises de poussière, la décoraient du haut en bas d’une capricieuse dentelle. Cependant le vieillard s’évertuait à redire sur son instrument, avec un grand luxe de fioritures, les airs naïfs et sauvages dont le souvenir se conserve parmi les pâtres des Algarves. Peut-être serait-il resté jusqu’au soir devant cette porte inhospitalière, si un coche qui se dirigeait vers la ville, en suivant la chaussée de Xabregas, ne fut venu à passer. Les quatre mules qui composaient l’attelage marchaient au petit pas, sans doute afin de soulever moins de poussière.

Lorsque le coche fut arrivé près du vieillard, un enfant aux cheveux noirs et bouclés se pencha à la portière : — Madame la marquise, dit-il à demi-voix, voyez donc ce mendiant qui joue de la musique devant une porte abandonnée !

— Eh bien ! mon enfant, il faut lui jeter quelques reis, dit la marquise. Holà ! brave homme !… Depuis le départ de João VI pour le Brésil, il n’y a plus personne dans cette maison…

— Grand merci, ma bonne dame, repartît le vieillard en essuyant son front ruisselant de sueur. Que voulez-vous ? quand on ne voit plus, on va au hasard. Ah ! méchant caninho[1], — et il secouait la corde de son chien, — c’est toi qui m’as joué ce tour-là… Il n’en fait jamais d’autres !

— Savez-vous bien où vous êtes ? demanda de nouveau la marquise.

  1. Diminutif de cão, chien.