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et quelque incroyable que la chose vous paraisse d’abord, je dois vous dire que vous êtes le fils d’un roi. Ce doit être pour vous une grande consolation d’apprendre cela. Vous avez beaucoup souffert, et vous avez été fort abaissé; mais vous n’avez pas enduré plus de maux ou d’humiliations que mon père, qui a demeuré longtemps dans ce pays, pauvre et exilé. Entre lui et vous il y a cette différence, qu’il avait connaissance de sa haute origine, et que vous aviez le bonheur d’ignorer la vôtre.

« Quand le prince eut dit cela, vous jugez de ma stupéfaction... Je lui dis que sa communication était d’une nature si extraordinaire qu’il devait m’excuser si je me montrais incrédule, et qu’en réalité j’étais entre deux (I was between two).

« — Entre deux quoi? demanda le prince. (Il ne comprenait pas mieux que nous cette locution iroquoise.)

« Je répondis que d’un côté j’avais peine à croire ce qu’il me disait, et que de l’autre je craignais qu’il ne se trompât de personne. — Il répliqua qu’il n’avait garde de se jouer de ma sensibilité, qu’il n’avait dit que la vérité et qu’il avait les moyens de me convaincre. — Je le priai alors d’achever la révélation qu’il avait commencée et de m’apprendre le secret de ma naissance. — Il répondit qu’avant de le faire, il fallait une certaine formalité pour ménager les intérêts de toutes les personnes que l’affaire concernait. Là-dessus il tira de sa malle un parchemin et le mit sur la table où il y avait déjà de l’encre et des plumes avec de la cire. Il posa à côté un sceau de l’étal de France, celui qui, si je ne me trompe, servait sous l’ancienne monarchie. Ce sceau était d’un métal précieux, mais qu’il fût d’or, d’argent ou de vermeil, c’est ce que je ne saurais dire. Par réflexion, j’incline pour le dernier, mais je puis me tromper, car j’étais bouleversé, et les choses qui dans un autre moment m’auraient le plus vivement frappé attiraient à peine alors mon attention. Cependant j’avouerai que lorsque j’eus tout appris, la vue de ce sceau présenté par un prince de la maison d’Orléans excita mon indignation. Le parchemin était fort bien écrit, sur deux colonnes, en français et en anglais. Je le lus et le relus avec une attention excessive pendant quatre ou cinq heures. Pendant tout ce temps, le prince me laissa à mes réflexions et demeura presque toujours dans la chambre, d’où il sortit pourtant deux ou trois fois.

« Le sens de ce document que je lus à différentes reprises, comparant mot pour mot les deux textes anglais et français, était une abdication solennelle de la couronne de France, en faveur de Louis-Philippe, par Charles-Louis, fils de Louis XVI, que l’on qualifiait de Louis XVII, roi de France et de Navarre, avec tous les noms et titres d’honneur usités dans l’ancienne monarchie, le tout accompagné d’une énumération en style de chancellerie des motifs, conditions et réserves de ladite abdication. Les conditions étaient en somme, qu’on m’assurerait un établissement princier en ce pays ou en France, à mon choix, et que Louis-Philippe s’engageait à me faire avoir la restitution, ou l’équivalent, de toutes tes propriétés particulières de la famille royale, qui m’appartenaient, et qui avaient été confisquées pendant la révolution ou qui avaient passé en d’autres mains... »

Le révérend Eleazar Williams était si abasourdi de cette révélation, qu’il