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tout ce qui lui semblait digne de passer à la postérité. Par exemple : 21 janvier, épluché du tabac. — 22, idem. — 27, dimanche. Assisté au service divin. M. Slow a prêché. Il a baptisé Patty, fille de Martha Suh Sa concision est désespérante; ainsi à quels soupçons ne donne pas lieu le nom omis du père de Patty Suh !

Eleazar Williams prit de son maître cette innocente manie d’écrire jour par jour quelques lignes inutiles. Il a tenu son journal très patiemment pendant de longues années, et nous devons à M. Hanson de nous en avoir donné de nombreux extraits. Ce journal ressemble beaucoup, pour l’insignifiance des détails, à celui du maître d’école. Jamais on n’a imprimé ou écrit de plus plates niaiseries. Trois choses peuvent s’y remarquer en outre : 1° la tristesse habituelle et la mélancolie d’Eleazar (je suis convaincu que le rocher n’était pas assez dur pour l’avoir tout à fait guéri); 2° sa dévotion singulière; 3° l’habitude prise de se contempler lui-même, au lieu de s’occuper de ce qui se passe autour de lui. Il voyage et ne dit pas un mot du pays qu’il a vu, mais il note fort soigneusement qu’il a fait une mauvaise digestion. Il est allé voir monsieur un tel, il s’est amusé. Jamais il ne dit de quoi ni pourquoi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la lecture de ce journal est souverainement ennuyeuse.

Pourtant il aurait eu parfois quelque chose de mieux à dire. Sa vie a été passablement agitée. Après avoir bien appris son catéchisme, il fut présenté dans le monde en qualité de sauvage chrétien, protestant et civilisé. Il parlait mal l’anglais et bien l’iroquois. Cela lui valut quelques succès de société, et les personnes pieuses comprirent qu’un jeune homme si dévot pourrait devenir un missionnaire utile parmi les Indiens. Le gouvernement fédéral en fit également un agent pour ses relations politiques avec les tribus iroquoises. Pendant la dernière guerre entre l’Angleterre et les États-Unis, il rendit quelques services aux généraux américains par son influence parmi les Peaux-Rouges et les hommes de race blanche à demi sauvages qui habitent sur la frontière du Canada. Eleazar Williams fut alors le chef d’une milice qu’on appelait the secret corps, troupe qui n’est pas précisément celle qu’un descendant de saint Louis et de Henri IV aurait choisie pour apprendre le métier des armes, car le corps secret se composait de gens que les lois de la guerre autorisent à pendre lorsqu’on les attrape. C’était un service hasardeux et qu’on n’apprécie pas assez peut-être. Il consistait à s’informer mystérieusement des mouvemens et des desseins des Anglais et à les rapporter aux officiers américains. Quelques gens grossiers appelaient les soldats du corps secret des espions, mais il faut dire qu’ils se battaient quelquefois, à telles enseignes que leur chef fut blessé dans un engagement. A la paix, Eleazar Williams reprit sa première vocation, fut ordonné et devint le pasteur d’une mission indienne. Il se maria, fit des spéculations comme un grand nombre de ministres américains, mais il s’y prit mal. Il était pauvre, mais habitué à la vie dure des Indiens, et leur avait emprunté une bonne dose de leur insouciance.

J’avoue que je n’ai pu découvrir dans l’ouvrage de M. Hanson à quelle époque précisément le révérend M. Williams a eu quelques soupçons de son