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aujourd’hui à cette expression, rien de moins fondé. Louvois avait pour principe (ce qui était incontesté d’ailleurs en ce temps-là) que tous les officiers devaient appartenir à la noblesse ; il se montra tout simplement le continuateur des doctrines de Richelieu et de Mazarin, un nouveau niveleur de l’aristocratie au profit du pouvoir absolu, — procédé de flatteur, système de courtisan fatal aux royautés, qu’il séduit toujours et finit aussi toujours par perdre.

Malheur à l’homme qui s’était trouvé sur le chemin de Louvois ou qui avait marché sur ses brisées ! Ceux qui volontairement ou à leur insu avaient provoqué en lui un mouvement d’irritation devaient s’attendre à des rancunes implacables. Les plus hardis, les plus puissans surent ce qu’il en coûtait d’entrer en lutte avec ce caractère indomptable. Il était mal avec Villars ; il gêna tant qu’il put Turenne, qu’il n’aimait pas, et dont il laissa à dessein l’armée manquer de plusieurs choses nécessaires dans la campagne de 1675, où ce héros fut tué ; il se vantait d’être le plus mortel ennemi de Lauzun ; il fut, dans une occasion, dur jusqu’à l’insolence avec Catinat ; il ne cessa de persécuter le vicomte de Lorges que lorsque cet officier-général lui eut fait sa soumission ; c’est à ce prix qu’il obtint le bâton de maréchal. Louvois n’aimait à élever que des gens de peu ou des gens de condition qui se rendaient pour ainsi dire à sa discrétion. Si Louis XIV, jaloux de son frère, dit-on[1], pour sa victoire de Cassel, ne permit plus qu’il commandât en chef, à coup sûr Louvois fut pour quelque chose dans cette décision. Sans énumérer tous ceux qui furent poursuivis par la haine de ce ministre, disons ce que l’histoire ne lui pardonnera jamais : c’est d’avoir privé de tout commandement pendant plusieurs années, et cela après la retraite de Condé à Chantilly et la mort de Turenne, l’héritier des talens et de la gloire de ces deux grands capitaines, le maréchal de Luxembourg, qu’il fit emprisonner et voulut faire condamner à mort sous l’accusation ridicule d’avoir fait un pacte avec le diable. — Ce qui rend la chose plus odieuse, c’est que cela se passait au moment où Mme  de Maintenon, avec qui, on le sait, Louvois n’avait pas craint

  1. Pour être juste envers Louis XIV, je crois devoir citer la lettre suivante qui semble en contradiction avec la pensée envieuse qu’on lui prête :
    « Au prince de Condé.
    « Du camp devant la citadelle de Cambray le 15 avril 1677.

    « Mon cousin, c’est avec justice que vous me félicitez de la bataille de Cassel : si je l’avois gagnée en personne, je n’en serois pas plus touché, soit pour la grandeur de l’action ou pour l’importance de la conjoncture, surtout pour l’honneur de mon frère. Au reste je ne suis pas surpris de la joie que vous avez eue en cette occasion : il est assez naturel que vous sentiez à votre tour ce que vous avez fait sentir aux autres par de semblables succès. »