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Michel Letellier, marquis de Louvois, veillait à tout, pourvoyait à tout et n’oubliait rien. Ses portraits nous apprennent qu’il avait une grande taille, que sa figure était large, ses lèvres épaisses et ses traits sans distinction. Une aptitude merveilleuse pour le travail, une circonspection rare, formaient ses deux qualités dominantes. Il excellait dans l’art de conduire de front et avec succès les opérations militaires et les affaires politiques les plus compliquées. Sa discrétion était si connue, qu’un jour, sur le point de faire un grand voyage, il feignit de se laisser aller à en trahir le but : — Ah ! monsieur, ne nous le dites pas, s’écria le comte de Gramont, nous n’en croirions rien ! » On rendait justice aux talens de Louvois, mais il était généralement détesté[1]. Son outrecuidance avait à la fin blessé Louis XIV lui-même, et le ministre était à la veille d’une disgrâce[2], lorsqu’il mourut subitement en 1691. Nonobstant l’affaiblissement certain de sa faveur à cette époque, son fils, le marquis de Barbezieux, lui succéda au ministère de la guerre, dont il avait obtenu la survivance depuis dix ans.

Louvois ne quittait que rarement le roi, et le suivait à l’armée, où ses attributions spéciales lui assignaient une place toute naturelle. Il joignait à ses fonctions de ministre celles de chef d’état-major général. Si, dans un siège, de fortes détonations se faisaient entendre tout à coup la nuit et annonçaient quelque sortie de la garnison, on voyait aussitôt Louvois paraître à la porte de sa tente ou de sa baraque, demandant des informations, et très souvent il se portait au feu pour prendre des renseignemens lui-même[3]. Au camp, devant Valenciennes, il suffisait aux travaux les plus multipliés et les plus divers : il se tenait en rapports écrits avec M. de Quincy à Villiers, près Cambrai, avec M. de La Motte à Arques, avec le maréchal d’Hocquincourt à Péronne, avec M. de Calvo à Maëstricht, avec M. de La Coste à Charleroy, avec le maréchal d’Humières à Mézières-sous-Mons, et aussi avec MM. de Montai, de Nancré, lieutenans-généraux, etc. Sur tous ces points, il entretenait des correspondances en chiffres qui le mettaient continuellement au courant des desseins ou de la marche de l’ennemi. Toutes les opérations du siège proprement dit étaient soumises à son approbation : Vauban et M. Du Metz,

  1. « Cet homme était intraitable, farouche et malfaisant. » (Mémoires du marquis de La Fare.)
  2. On dit que Louis XIV fut outré de la proposition que lui fit son ministre de brûler la ville de Trêves; il n’avait pas oublié que l’incendie du Palatinat était dû aux conseils de Louvois.
  3. Voyez les Mémoires du sieur de Chambly-Laudrimont, autrefois capitaine au régiment de Navarre, ancien aide de camp de feu M. le marquis de Louvois. (Manuscrits de la bibliothèque de la guerre.) Ces détails ne concordent pas beaucoup avec ces paroles du marquis de La Fare : « Louvois, aussi craintif qu’insolent. »