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qu’à son âge, que diable… Père Reverchon, il faut pardonner.

Ces paroles des deux jeunes gens parurent faire quelque impression sur le vieillard.

— Je t’en prie, Josète, reprit-il avec moins de colère, ne me parle plus pour lui. Comme tu disais tout à l’heure, tu ne m’as jamais fait de chagrin, toi ; je n’aurais peut-être pas la force de te dire non, et vois-tu, je ne peux pas, je ne dois pas pardonner. Ce serait mal fait ; ce serait…

Le vieillard s’arrêta pour reprendre haleine. Soit fatigue, soit effet de son émotion, une pâleur mortelle s’était répandue depuis quelques instans sur son visage. Il s’apprêtait cependant à reprendre la parole, quand tout à coup, comme si Fanfan eût voulu, lui aussi, intercéder pour le pauvre jeune homme, un mugissement plaintif partit du fond de l’écurie et vint retentir jusque dans la chambre du poêle.

— Ils sont tous contre moi, dit le vieillard d’un ton dans lequel son émotion perçait malgré lui, tous jusqu’à Fanfan ! Encore si j’étais bien sûr qu’il se repente… Dis-moi ce qu’il faut que je fasse, Josète ; tiens, je ferai tout ce que tu voudras. N’as-tu pas dit qu’il fallait que je lui pardonne ? Eh bien !… je ne peux plus parler… la tête… Mon pauvre Mélan… Prenez garde, le fruitier !… Il veut me l’enlever… Les voilà qui l’emmènent…

Le vieillard s’était dressé par un mouvement fébrile sur son lit. Un dernier éclair jaillit de ses yeux, déjà à moitié envahis par la mort ; ses bras s’agitèrent en avant, comme s’il eût voulu défendre son fils contre Gandelin. — Mélan ! s’écria-t-il avec un accent désespéré ; ce fut sa dernière parole. Joséphine et son frère le saisirent pour l’empêcher de tomber ; mais l’âme était partie déjà, et le corps seul leur resta entre les mains.

— Malheur à moi ! dit le jeune homme en se précipitant hors de la chambre, j’ai tué mon père !

V.

Quelques mois après ces événemens, Joséphine et Simon se rendaient à l’église du village pour recevoir la bénédiction nuptiale. Profondément affligée encore et de la perte de son père et de la fuite de Mélan, dont on n’avait aucune nouvelle, Joséphine avait résisté jusqu’à ce moment aux vives sollicitations de son bon ami et de la mère Claude, qui ne pouvait comprendre qu’une fille refusât, quand elle trouvait, et dans des conditions aussi avantageuses ; mais M. de Grailly ayant déclaré, bien plus par intérêt pour la famille que par tout autre motif, qu’il ne permettrait pas que sa ferme restât