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d’accord. Ne parlons donc plus de ça, je vous en prie ; vrai, vous me feriez de la peine.

« Pourquoi ne l’ai-je pas écoutée ? Mais plus elle disait non, plus je voulais lui faire dire oui. À la fin, elle laissa sa main dans la mienne. Mon cœur battait bien fort, le sien aussi, je crois, car c’était à peine si elle pouvait parler, et elle tremblait de tous ses membres. Je suis un malheureux, monsieur le curé, je le sais bien, d’oser encore me rappeler ces choses-là après tout le mal qui en est sorti pour mes pauvres parens. C’est plus fort que moi, je voudrais n’y plus penser que je ne le pourrais pas. Tenez, j’ai de grosses larmes dans les yeux en vous écrivant ; mais je mentirais en disant qu’elles ne viennent que du repentir de ce que j’ai fait. Je ne verrai plus Floriane, plus jamais, je le jure devant vous ; mais pour lui en vouloir, pour ne plus penser à elle, pour oublier cette soirée-là, non, monsieur le curé, je ne le pourrai jamais. Je le sais pour l’avoir essayé, et plus d’une fois ; quand j’y mettrais tout mon courage, il me faudrait y renoncer au bout de deux heures.

« Il était bien tard déjà quand je rentrai à Champ-de-l’Épine. J’allai coucher dans le grenier à foin, moins encore pour ne pas déranger tout le monde en rentrant si tard que pour être plus seul avec mon contentement. Fanfan se mit à me dire bonsoir quand il m’entendit ; mais j’avais l’idée à bien autre chose, et je n’allai pas vers lui. Il m’est impossible de vous dire ce que j’éprouvai ce soir-là et encore les jours suivans. Je me sentais plus fort, plus vivant que je n’avais jamais été ; il me semblait que toute ma vie n’avait été jusqu’à ce moment-là que comme un sommeil ennuyeux, dont je venais seulement de me réveiller. Je fus ainsi pendant près d’une semaine ; mais un soir, Josète étant venue à parler du fruitier, mon père se mit à dire qu’il n’avait jamais cherché qu’à lui faire du tort, que ce n’était pas un homme de droiture, et qu’on aurait bientôt à se repentir de l’avoir engagé. Quel coup pour moi ! Je connaissais le caractère du père Antoine : une fois une idée entrée dans sa tête, je savais que rien ne l’en ferait sortir. Je me rappelai d’ailleurs ce que j’avais vu faire à Isidore à Supt, quand il mit sa fille à mon bras et nous laissa revenir seuls de nuit jusqu’à Chapois. Il me sembla qu’un homme qui avait fait cela était capable de bien des choses mauvaises. Je n’en doute plus maintenant : il a poussé sa fille vers moi cette fois-là et encore bien d’autres, rien que pour faire du chagrin à mon père ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, monsieur le curé, Floriane n’en était pas : c’est une trop brave fille, et quand je me rappelle tout ce qui s’est passé, je vois bien que la conduite de son père la peinait beaucoup, quoiqu’elle ne s’en soit jamais plainte devant moi.

« Je n’avais pas encore perdu à ce moment-là tous mes bons sen-