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premier coup d’œil qu’elle jeta sur le visage de son père, elle comprit clairement que toutes ses craintes ne s’étaient que trop réalisées. Mélan se rendait au poêle pour déjeuner, quand il se trouva face à face sur la porte avec le vieillard, dont les yeux flamboyèrent de colère en l’apercevant.

— Malheureux, s’écria le fermier d’un ton foudroyant, que viens-tu faire dans cette maison ? Oses-tu bien encore paraître devant moi ? On m’a tout dit ; je sais tout. Tu devrais te cacher, tu devrais mourir de honte. Pars tout de suite ; fais-toi soldat ; va où tu voudras, pourvu que je n’entende plus parler de toi. Tes quatorze cents francs, tu peux les garder. Je n’en veux point, je n’en veux pas un sou ; ils me feraient honte ; je les jetterais par la fenêtre… Donne-les a cette malheureuse que tu as perdue. Misérable que tu es ! ne t’ai-je pas dit que je te reniais pour mon fils ? Tu es encore là, tu oses me braver : va-t’en !

Mélan courba la tête sous l’anathème paternel, et se retira sans répondre un seul mot. La mère Claude était accourue au bruit ; il fallut tout lui raconter ; la pauvre femme tomba évanouie. La voyant revenue à elle, grâce aux soins empressés de Joséphine, le père Reverchon se mit à la consoler à sa manière. — Tu es bien bonne, lui dit-il, de te mettre la mort au corps pour un garnement comme ça ; moi, j’en aurais dix comme lui que je les chasserais tous.

Jeus Maria ! répondit la mère Claude en sanglotant, mon pauvre garçon, mon pauvre Mélan, je ne le reverrai plus !

Pendant huit jours, on n’entendit plus parler de Mélan à Champ-de-l’Épine. Des gens du village prétendaient l’avoir vu errer la nuit autour du chalet ; mais personne à Chapois, sauf peut-être sa sœur, ne connaissait son asile. Joséphine, restée seule avec ses parens, dut cacher sa tristesse et s’efforcer de ranimer leur courage. Chaque jour, après avoir ri devant eux et cherché par tous les moyens de les distraire de leurs préoccupations, elle se retirait derrière le rucher ou dans quelque coin de la grange, et là, seule ou n’ayant pour témoin de ses larmes que Simon, qui, malgré la neige et les mauvais chemins, n’avait jamais été plus assidu à Champ-de-l’Épine, elle s’abandonnait à toute l’amertume de sa douleur. La mère Claude n’était pas moins désolée ; mais de toute la famille, celui qui faisait le plus de peine à voir, c’était le père Reverchon. Il ne pleurait pas, lui, ne se désolait pas ; son œil demeurait sec. Si Joséphine parvenait quelquefois à dérider la mère Claude, toute sa gaieté, bien factice, il est vrai, échouait contre la profonde douleur de son père. Le pauvre homme ne mangeait plus ; son sommeil, quand il parvenait à s’endormir, était si agité, qu’il sortait de son lit plus las qu’il n’était en y entrant. Les journées se passaient d’une manière plus calme, mais non moins triste. Assis, selon sa coutume depuis le commencement