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cabaret était ouverte. Les conscrits ne chantaient plus, mais leur conversation était des plus animées. Un instant, il lui sembla avoir entendu prononcer son nom ; il s’avança, à la faveur de l’obscurité, jusque sous la fenêtre, et se mit à prêter l’oreille. Pas un mot de ce qui se disait au dedans de la salle ne pouvait lui échapper.

— Que fait donc Mélan, qu’on ne le voit pas ? demanda une voix qu’il reconnut aisément pour celle d’un de ses amis, Désiré Prévalet. Il avait cependant bien promis de venir.

— C’est pour rire que vous dites ça, répondit la cabaretière, une grande femme maigre à la voix criarde qu’on appelait, par antiphrase sans doute, la Céleste. Mélan ici ! En voilà un qui ne salit pas mon plancher : ce n’est pas pour dire, mais je ne connais pas encore la couleur de son argent.

— Vous ne voyez donc pas qu’il est avec la Floriane ? dit un autre individu, auquel la couleur plus que blonde de ses cheveux avait fait donner le sobriquet de Rougeaud.

— Nous partons ensemble, n’est-ce pas, Carabinier ? reprit Désiré, qui cherchait évidemment à changer la conversation. Moi, d’abord, je devance l’appel.

Le Carabinier était un grand luron tout récemment revenu de l’armée, et qui s’était de nouveau vendu quelques jours auparavant. Nous n’avons pas besoin de dire que son sobriquet lui venait du corps dans lequel il avait servi. — Tu seras un brave, toi, dit-il à Désiré. À la santé des braves !

Tous choquèrent leurs verres avec une telle force, que dame Céleste crut devoir les prier d’y aller un peu plus doucement.

— Moi, dit un des jeunes gens qui n’avaient pas eu la main heureuse, je me crois aussi brave qu’un autre ; mais ça n’empêche pas que si quelqu’un voulait partir pour moi, je le laisserais faire tout de même. J’aime mieux aller avec mes bœufs ; on s’amuse toujours de temps en temps dans les cabarets.

— C’est ta faute alors, Marescot, si tu en as attrapé un mauvais, dit le Rougeaud ; tu devais faire comme la mère Reverchon : elle a offert un cierge…

— Quand elle en aurait encore offert quatre, répliqua un des amis de Mélan, est-ce que ça te regarde ? est-ce de ton argent ?

— Lui ! ajouta Désiré, que l’acharnement du Rougeaud à mettre les Reverchon sur le tapis commençait à fatiguer, où prendrait-il pour les payer ? Est-ce vrai, Rougeaud ? Voilà Perret qui dit que tu avais oublié ta bourse la première fois que tu as entendu le coucou[1].

  1. N’avoir pas d’argent dans sa bourse la première fois de l’année qu’on entend chanter le coucou, c’est signe qu’on restera pauvre.