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fabrication des fromages étant la principale, presque l’unique richesse des populations agricoles du Jura, on comprend déjà que quelque chose de son importance doive rejaillir sur celui qui en est à la fois l’âme et le bras. Néanmoins le secret de son ascendant n’est pas là encore : c’est par les femmes que le fruitier triomphe dans la commune, c’est par elles qu’il ne se connaît de supérieur en considération que le curé. Sas relations avec elles sont de presque toutes les heures. Deux fois par jour, elles apportent le lait à la chaudière ; il s’informe des malades, gens ou bétail, parle aux filles de leurs galant, aux femmes de leur train de culture ; il a le mot pour rire avec l’une, avec l’autre le mot aimable, et comme à toutes ces qualités il joint celle d’être souvent jeune, presque toujours célibataire, quelquefois beau garçon, on ne s’étonnera pas qu’on se soit vu forcé d’en renvoyer plus d’un qui semait le désordre dans les familles. En général cependant, l’usage que les fruitiers font de leur ascendant dans le village est bien plus moral, surtout depuis quelques années, et on peut dire que presque tous ne se proposent plus aujourd’hui qu’un but : « se faire aimer » dans la commune pour être continués dans leur emploi.

Les premiers fruitiers du Jura vinrent, comme on le sait, du canton de Fribourg, et notamment du pays de Gruyère. Rebouteux, herboristes, vétérinaires, ils savaient tout, faisaient tous, se mêlaient de tout, même de magie blanche ou noire, à volonté. Les fruitiers d’aujourd’hui ont, Dieu merci, renoncé aux sortilèges, et ils ont sagement fait. Tromper dans les comptes, comme ils le faisaient autrefois, dit-on, ne leur serait pas non plus facile, car bien que la comptabilité se fasse encore par le système patriarcal de la taille, nos jeunes villageoises savent, elles aussi, calculer, et bien habile serait celui qui pourrait les induire en erreur à leur préjudice, ne fût-ce que d’une seule raie[1].

Tel est le fruitier d’aujourd’hui, bien différent, comme on voit, de celui d’il y a cinquante ans. D’où venait celui de Chapois ? Il avait habité successivement tant de villages, ou, comme on dit, de pays, avait exercé tant de métiers, parlait tant de patois, soit de France, soit de la Suisse romande, qu’il eût été fort difficile d’établir auquel des deux versans du Jura revenait l’honneur (si honneur il y avait) de lui avoir donné naissance. Son nom n’était pas non plus un indice, car il signait (il savait écrire !) Isidore Gandelin, et si les Gandelin et les Isidore sont nombreux en Suisse, il n’en manque pas en Franche-Comté. Il fallait l’entendre raconter ses aventures quand il avait un doigt de vin ; ce n’était ni par mois ni par années qu’il

  1. Les raies, dans la taille, marquant les unités ; les croix marquent les dizaines.