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ton frère, Josète ; il ne m’a jamais fait de chagrin. N’oublie pas le miel, le fromage ; tu iras au tonneau ; il doit encore rester du vin de la fête. Comme tu disais tantôt, il faut arroser les rubans du garçon ; c’est fête carillonnée aujourd’hui.

Joséphine se mit à l’ouvrage, et le souper fut bientôt prêt. La soupe une fois mangée, Antoine fit avec son couteau le signe de la croix sur un pain de six livres que venait d’apporter sa fille, opération qui a pour objet de mettre en fuite le diable caché au sein de la miche, d’où les enfans (on a si bonne vue à cet âge) ne manquent pas, dit-on, de le voir s’échapper. Cela fait, le bon villageois donna à Mélan, contre son habitude, l’entamon, morceau de choix, qui revient de droit au chef de la famille, quand l’état de conservation de ses dents lui permet d’user de sa prérogative. Ni Joséphine ni sa mère ne se placèrent à table ; elles mangèrent toutes deux leur soupe sans s’asseoir et se remirent tout de suite à vaquer aux soins du ménage. La mère Claude était dans le ravissement de voir son homme en si heureuse humeur.

— Mais regarde donc, Josète, disait-elle tout bas à sa fille ; Jeus, est-il content ! ne dirait-on pas que c’est lui qui a tiré à la milice ? Je ne me rappelle pas l’avoir vu comme ça, si fait, le jour qu’il a eu son garçon. Hein, ma pauvre Josète, qu’il fait bon au monde aujourd’hui !

Le père Reverchon était en effet d’une gaieté tout à fait en dehors de ses habitudes. C’est qu’il avait mesuré de l’œil, lui aussi, et mieux encore que sa femme et sa fille, toute la profondeur de l’abîme au fond duquel la pauvre famille avait couru le risque d’être précipitée. Depuis que son garçon était entré dans sa vingt-unième année, l’imagination du vieillard ne lui avait montré que les objets les plus sombres : ce terme en retard, Mélan pris par la conscription, la famille s’endettant pour le racheter, leur bétail saisi, leur mobilier vendu à l’encan, lui et les siens ruinés et déshonorés ! Et tous ces malheurs, toute cette honte, non-seulement ils venaient d’y échapper, mais grâce à Mélan, dont l’activité égalait la bonne conduite, la famille pourrait étendre sa culture, et qui sait ? entrer peut-être dans une ère, bien inespérée jusque-là, de prospérité et de bonheur domestique sans mélange. Laissons le vieux fermier faire part lui-même de ses projets à son fils.

— Tu as eu bonne main, Mélan, lui dit-il en avançant son verre pour trinquer ; à la tienne, mon garçon ! Il n’y en a pas un dans la commune qui ait ramené aussi haut que toi. Je gage qu’il était tout au fond ; j’ai toujours dit que les bons étaient tout au fond. Moi, je n’ai eu que 65 ; il y a de ça pas mal de temps. C’est égal ; tu nous restes ; allons, bois un coup. Sais-tu ce que nous ferons ? Si on marnait le pré de la Verne, hein, qu’en dis-tu ? il faudra penser à ça. Du