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caractères ne sont pas assez développés; mais tout le premier acte est charmant, et le personnage de Leonora Galigaï est traité de main de maître. Quant à Chatterton, malgré l’élégance de la diction, malgré la délicatesse de plusieurs scènes, malgré la grâce de Kitty Bell et l’amusante fatuité de lord Talbot, les admirateurs les plus dévoués de l’auteur, sont obligés d’avouer qu’il a vieilli. Le paradoxe défendu en plein théâtre il y a vingt et un ans n’est plus aujourd’hui qu’un paradoxe. En 1834, il se trouvait au parterre et dans les loges des esprits assez complaisans, assez crédules pour l’accepter comme une vérité. Le rare talent qui éclate à chaque page n’a rien perdu de sa valeur; seulement, la cause du poète méconnu par la société est aujourd’hui une cause perdue, et, tout en admirant l’éloquence de l’avocat, nous abandonnons son client à la justice de l’histoire.

Casimir Delavigne et Eugène Scribe ont continué, sous le gouvernement de juillet, la tâche qu’ils avaient commencée sous la restauration. Le premier, laborieux et timide, qui prétendait d’abord se rattacher aux maîtres du XVIIe siècle, n’a pas tardé à suivre les novateurs sur le terrain qu’il avait dédaigné jusque-là. Il les a suivis, mais d’un pas lent et d’un pied malhabile. Louis XI, les Enfans d’Edouard, Don Juan d’Autriche, aux yeux des purs disciples de Pierre Corneille et de Jean Racine, sont de véritables apostasies. Quant à ceux qui ne professent aucune doctrine exclusive, ils se contentent de voir dans ces trois ouvrages, dont le succès pourtant n’a pas été douteux un seul jour, une triple violation de la vérité historique, atténuée par un respect très insuffisant pour la vérité humaine. Le Louis XI de Philippe de Commines, le Richard II de Shakespeare, le Charles-Quint que M. Mignet a remis en lumière, n’ont pas grand’chose à démêler avec les fantaisies de M. Casimir Delavigne. Don Juan et Peblo sont voltairiens; les enfans d’Edouard ne semblent n’avoir qu’une seule pensée, nous offrir au dénoûment le tableau de Paul Delaroche.

Eugène Scribe, dont l’habileté matérielle ne peut être contestée, a laissé passer les novateurs sans rien changer à ses habitudes S’il lui est arrivé de tenter la comédie de caractère et d’échouer complètement, témoin la Calomnie et l’Ambition, il a fait preuve d’une adresse singulière, je ne dirai pas dans l’emploi, mais dans l’escamotage de l’histoire. Bertrand et Raton et le Verre d’eau sont là pour démontrer son talent de prestidigitation. Je ne voudrais recommander à personne ces deux ouvrages comme des modèles de vérité historique : il y a dans ces deux comédies bien des lieux communs que nous sommes obligés de saluer comme de vieilles connaissances; mais on ne peut nier que l’auteur n’ait dénaturé très habilement la biographie de Struensée et de la reine Anne. Aussi ne faut-il pas