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délicats l’ont savouré comme une nourriture exquise, et la foule s’est rangée à leur avis, sans savoir que l’auteur de Colomba se rattachait directement, par une incontestable filiation, à cette glorieuse famille de poètes qui nous a donné l’Œdipe-roi, le Roi Lear et Cinna. Il n’y a aujourd’hui aucun mérite à mesurer l’intervalle immense qui sépare Colomba de Notre-Dame de Paris : il y a quinze ans, cette distinction, qui nous paraît si naturelle, si nécessaire, si impérieuse, passait pour un paradoxe. Les admirateurs de Mérimée étaient accusés d’engouement pour les récits écourtés. Colomba n’était qu’une nouvelle, adroitement conçue, simplement écrite; ce n’était pas une composition assez vaste pour soutenir la comparaison avec Notre-Dame de Paris. Quinze ans ont suffi pour ramener la question à des termes équitables; personne ne s’étonne plus aujourd’hui d’une telle comparaison; ce qui nous surprendrait à bon droit, ce serait de voir contester la supériorité de Colomba. Quant à ceux qui ont prévu, il y a quinze ans, le sentiment public d’aujourd’hui, ils peuvent sans présomption s’applaudir de leur sagacité. Il n’est pas facile en effet de devancer l’opinion de son temps. On a beau vivre dans le commerce familier des plus grands modèles, des œuvres les plus pures: il faut une singulière puissance d’isolement pour réagir contre l’atmosphère intellectuelle que l’on respire. Si l’on avoue hautement ses répugnances et ses prédilections, on est souvent accusé d’orgueil; on entend dire autour de soi qu’on repousse l’avis commun pour le seul plaisir de se singulariser. Qu’on ait la patience d’attendre sans fléchir pendant quelques années, qu’on demeure ferme dans son avis, et le temps se charge de réduire le paradoxe à l’état de monnaie courante. C’est là précisément ce qui est arrivé pour Colomba. Ceux qui ont pressenti la destinée de Colomba ne sont plus que les parrains de l’opinion commune.

Après Victor Hugo et Mérimée, le nom qui se présente le premier est celui d’Alfred de Vigny. Stello occupe et gardera dans le domaine du roman une place considérable. Il est permis de ne pas accepter sans réserve tous les principes développés par l’auteur dans les trois récits dont se compose la première consultation du docteur noir; il est impassible de contester la grâce, l’élégance et la grandeur de ces trois récits. Si l’histoire n’est pas d’accord avec l’auteur sur la destinée de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, si elle démontre par des preuves surabondantes que leur mort prématurée doit s’expliquer autrement que par leur qualité de poète, il faut reconnaître qu’Alfred de Vigny a déployé dans la défense du paradoxe qu’il avait embrassé toutes les ressources d’un écrivain consommé. La thèse qu’il a soutenue est réfutée victorieusement par des documens authentiques. Tous ceux qui connaissent le passé, et