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approchée de la perfection. Je n’ignore pas les taches qu’on peut signaler dans beaucoup d’œuvres applaudies qui ont conquis et gardent encore une sympathie glorieuse; mais, je le dis avec une sincère conviction, il y a dans ces œuvres, quelques reproches qu’elles puissent d’ailleurs mériter, un amour profond de la beauté, que je ne retrouve pas ou que je rencontre bien rarement dans les œuvres du temps présent. Ce rêve ardent et passionné qui s’appelle la gloire jouait alors un grand rôle dans la poésie lyrique. Aujourd’hui l’amour de l’excentricité est à peu près le seul sentiment qu’on puisse apercevoir dans les œuvres nouvelles. Étonner, étonner à tout prix, telle est la devise des jeunes poètes qui se servent encore de la forme lyrique. Émouvoir, «attendrir, éveiller des passions généreuses, susciter de grandes pensées, chimère et folie, bonnes tout au plus à distraire les vieillards !

Trois ans après la chute et l’exil des Bourbons, Béranger publiait ses dernières chansons, qui, pour la richesse des images, la précision du style, n’ont rien à envier aux premières inspirations de ce maître illustre, et qui les dominent par la grandeur de la pensée, par la sérénité, par la prévoyance. Jamais vie de poète ne fut close plus dignement, et le silence même qu’il a gardé depuis vingt-deux ans est une preuve de sagacité dont nous devons lui tenir compte. Il a senti que son rôle était fini, et il jouit en paix de sa légitime renommée.

Lamartine, qui avait pris une place à part dans notre poésie par les Méditations et les Harmonies, a créé dans Jocelyn une sorte d’épopée intime dont le souvenir ne s’effacera pas. J’entends dire que cet admirable poème est pour l’auteur le premier signe de décadence; c’est un arrêt que je n’accepte pas. Que Jocelyn manque de composition, je l’accorderai volontiers, j’aurais mauvaise grâce à le contester; mais le poète a prévu le reproche et l’a réfuté d’avance en nous donnant Jocelyn pour le journal d’un curé de campagne. Qu’il y ait dans ce touchant récit plus d’un incident que le roman peut revendiquer à bon droit et que la poésie pure doit dédaigner, c’est une vérité familière à tous les bons esprits. Pourtant Jocelyn gardera longtemps une place glorieuse dans l’histoire de l’imagination française. Il y a dans le journal du jeune prêtre une candeur, une sincérité, une tendresse qui émeuvent tous les cœurs, et qui réduisent à néant toutes les arguties de l’école. Je n’hésite pas à classer ce récit dans le domaine de la poésie lyrique, et le lecteur ne s’en étonnera pas : les pages où le récit se développe ont moins d’importance que celles où Jocelyn, en face de la nature, en face de Dieu qui lit dans son cœur et qui le juge, s’abandonne librement à l’expansion de sa pensée.