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amour. Ce n’était là ni la passion effrénée de Werther, ni l’expansion lyrique de don Carlos, ni même la tendresse bucolique des héros d’Auguste Lafontaine. Une pareille manière d’aimer ne rentrait dans aucune des méthodes indiquées par les écrivains de la poétique Allemagne : le jeune homme en conclut qu’elle ne pouvait avoir rien de sincère. Connaissant le fond de notre caractère national comme Figaro celui de la langue anglaise, il l’avait réduit à ce seul mot de die franzœsiche Leicktigkeit (le papillonnage français), qui passe encore pour un axiome de l’autre côté du Rhin. Les souvenirs historiques venaient d’ailleurs à l’appui. M. de Vaureuil n’était-il pas un descendant de ces Richelieu et de ces Lauzun à qui tous les moyens de séduction paraissaient légitimes? N’y avait-il point dans ses projets de mariage quelque piège tendu à la crédulité d’Henriette? Le jeune Allemand s’exalta dans ses soupçons, et, prévoyant déjà un drame à péripéties saisissantes, il se préparait tout bas à y jouer un rôle digne de lui. Il en épelait d’avance chaque scène, entre les lignes de son journal, qu’il feignait toujours de parcourir, lorsque M. de Vaureuil, dont la main gauche battait la charge depuis près d’un quart d’heure sur le bras de son fauteuil, se retourna tout à coup vers lui.

— Que lisez-vous donc là d’un air si appliqué, mon cher monsieur Hermann ? demanda-t-il en lui adressant un sourire équivoque à cheval sur un bâillement. Auriez-vous par hasard trouvé dans ce journal de Thoun quelque haute discussion philosophique sur l’identité de l’absolu avec lui-même?

— Moi, nullement, monsieur, répliqua en tressaillant involontairement le jeune homme arraché à sa méditation, je lisais... c’est-à-dire je parcourais la liste des étrangers arrivés à Interlaken.

— La liste des étrangers, répéta le Français; mais c’est un vrai trésor!... Savez-vous qu’en voyage j’en fais ma lecture favorite?

Hermann le regarda. — Monsieur de Vaureuil plaisante sans doute, dit-il d’un ton presque blessé.

— Non vraiment, reprit celui-ci. J’ai toujours aimé cet usage helvétique. Grâce à lui, la Suisse entière ressemble à un immense salon à la porte duquel un huissier vous crie les titres et les noms de ceux qui entrent. Rien de divertissant comme cette revue de personnages inconnus auxquels on peut supposer un caractère, prêter un roman, sans compter que parfois dans cette foule on rencontre d’anciens amis ou quelques-uns de ces hommes que la célébrité a faits concitoyens de tout le monde. Voyons, mon cher monsieur, n’avez-vous dans ce moment à Interlaken aucun grand homme ou du moins aucune de mes connaissances, et serait-ce trop exiger que de réclamer une part de votre plaisir?