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lieu de croire... qu’ils ont retardé leur voyage,... de sorte que j’hésite encore...

— Ce qui fait que monsieur se décidera à nous rester ! acheva Henriette en riant.

Mme de Stieven ne répliqua rien, mais elle jeta un regard à Hermann, qui fit signe de la tête qu’il avait compris. Ses dernières incertitudes étaient en effet fixées; il n’en pouvait plus douter, M. de Vaureuil était maître du cœur de la jeune fille. Cette certitude ne fut point pour lui sans amertume. Il était à cet âge où notre intérêt en apparence le moins personnel pour une femme se complique toujours d’une confuse aspiration, et où quiconque se fait aimer d’elle nous dépouille d’une espérance inavouée. Cependant, comme les quelques mots précédemment surpris paraissaient donner à la recherche de M. de Vaureuil un but légitime, il dut se résigner. Désormais son unique soin devait être de veiller à ce que les promesses du Français fussent tenues. Ramené forcément du rôle de gardien qui pouvait avoir ses arrière-pensées à celui de frère et d’ami, il accepta sa nouvelle position avec la gravité solennelle qu’il mettait à toute chose. En définitive, la certitude de n’avoir rien à gagner pour lui-même dans cette mission le relevait à ses propres yeux. Comme tous ceux qui font du devoir un piédestal pour leur vanité, il aimait les désintéressemens ostensibles et avait le goût des couronnes d’épines, pourvu que leurs égratignures eussent les lueurs de l’auréole.


IV.

Quelques heures après l’ascension au Kulm, M. de Vaureuil et Hermann étaient seuls assis devant la table de la salle à manger qu’on avait desservie. Tous deux parcouraient des journaux que l’hôtelier venait d’apporter. Après avoir brisé les bandes de quelques-unes de ces feuilles locales dont le principal intérêt est dans les annonces de ventes, les demandes de régens et les détails d’objets perdus, étrangement mêlés à des avertissemens religieux, M. de Vaureuil les avait rejetées l’une après l’autre en étouffant un bâillement, tandis que son compagnon persistait à parcourir celle qu’il tenait; mais, à vrai dire, son œil fixé sur les lignes imprimées les suivait sans en avoir conscience : il cherchait tous les prétextes pour s’en détourner et étudier à la dérobée les mouvemens du Français. Les prévenances de ce dernier à l’égard d’Henriette pendant le déjeuner semblaient confirmer la découverte faite le matin sur le Selisberg; mais elles avaient éveillé en même temps les défiances de l’étudiant. Tant de gracieuse galanterie ne pouvait évidemment s’allier avec un sérieux