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mépris de la vie des hommes : — de ces gens-là il y en a toujours.

Cependant, pour être tout à fait juste, même avec l’ennemi, il faut reconnaître d’abord que la défense de Sébastopol a contribué à relever l’honneur des armes russes, singulièrement compromis après Silistrie et Bomarsund. Il faut aller plus loin et ajouter que les faits doivent porter les esprits sérieux à revenir sur certaines données qui semblaient être acquises. Ainsi, par exemple, bien des gens croyaient qu’en allant en Crimée, on allait se trouver devant une armée où le nombre des mécontens était immense, où les déserteurs se présenteraient en foule. Il faut constater au contraire que les transfuges ne sont pas nombreux, et que même à la suite d’une victoire on fait peu de prisonniers. Ainsi encore on se croyait autorisé par l’exemple du passé à tenir pour certain que l’administration de l’armée russe était déplorable, que le vol et la concussion y étaient de règle générale, et que par suite le soldat était nécessairement mal tenu et mal équipé. Loin que telle soit la vérité, nos soldats, après toutes les grandes affaires, ont constaté, sur les innombrables morts auxquels ils ont dû rendre les derniers devoirs, la propreté des hommes, le complet des sacs, la bonne qualité et l’excellent état d’entretien de tous les objets d’habillement ou de fourniment réglementaire. Sous tous ces rapports, l’armée russe a certainement fait de très grands progrès pendant le règne de l’empereur Nicolas, depuis les campagnes de 1828 et 1829. Il y a plus, dans les deux armes du génie et de l’artillerie, où nous nous estimions certainement supérieurs aux Russes, ils nous ont montré qu’à tout prendre ils étaient au moins pour nous des ennemis très respectables. Si les généraux en chef ont été pauvres en combinaisons, en inventions stratégiques, le général de Totleben, qui dirige, comme officier du génie, les travaux de défense de Sébastopol, a dans son arme fait preuve d’une activité et d’une énergie qui méritent les plus grands éloges. Quelle que soit désormais l’issue du siège, il y aura conquis une réputation des plus honorables. De même l’artillerie des Russes a déployé dans toute la campagne des qualités auxquelles on ne s’attendait certainement pas. Je ne parle pas de l’abondance de son matériel, c’est un produit du gouvernement général; mais je parle de la vivacité et de l’exactitude de son tir, de la confection de ses artifices, et surtout de l’extraordinaire mobilité qui lui a permis de retirer du champ de bataille de l’Alma ou d’amener sur celui d’Inkerman des pièces de calibres que l’on regardait jusque-là comme consacrés uniquement aux remparts ou aux batteries de siège. On lui reproche, il est vrai, de quitter trop tôt la partie, on dit que sur le terrain elle ne soutient pas assez ses troupes, et que la peur de perdre ses pièces lui fait abandonner le