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ressources nous permette d’approcher du mont Sapone pour qu’ils songent à y construire ces redoutes que l’on vient de disputer si chèrement, et du haut desquelles ils auraient pu nous faire tant de mal, lorsque l’insuffisance de nos moyens nous arrêtait sur notre droite. Mis vingt fois dans une situation où ils auraient dû essayer quelque chose par eux-mêmes, ils n’ont rien fait, rien tenté; mais pendant le siège, et sans doute parce que nous nous trouvions à la portée de leurs regards, ils ont contesté pas à pas chaque pouce de terrain sur lequel nous avons voulu nous établir, ils ont été infatigables dans les sorties, dans les surprises de nuit, dans l’emploi des mille et une recettes indiquées par tous les traités spéciaux pour harceler, harasser l’assiégeant, pour le priver de sommeil, le tenir dans des alertes perpétuelles qui agissent sur la santé des troupes autant et plus encore que le fer et le feu. Dans cette longue et si coûteuse campagne, on a beau chercher, on ne voit les généraux russes faire nulle part preuve d’imagination; ils ne cherchent pas à contrarier la navigation de l’armée envahissante, ils nous permettent de débarquer sans coup férir, ils nous laissent nous promener tranquillement jusqu’à Balaclava et occuper, sans conteste de leur part, les plateaux de la Chersonèse, et c’est aussi sans avoir à rien combattre que leur résistance que depuis six mois passés nous faisons le siège de Sébastopol. Il n’y a eu qu’une exception, le 5 novembre, le jour de la sanglante bataille d’Inkerman. Cette fois, mais cette fois seulement, les Russes prennent sérieusement l’offensive. L’entreprise, il faut le dire, était bien conçue, quoiqu’il y ait eu dans l’exécution, dans l’ordonnance de la bataille, quelque chose de barbare, non pas vis-à-vis de nous, que les Russes avaient le droit de vouloir détruire, mais à l’égard de leurs soldats, qu’ils offraient à nos coups en masses si compactes et si serrées, que le moindre nombre d’entre eux seulement pouvait faire usage de ses armes, tandis qu’aucune de nos balles ne se perdait sans faire une ou plusieurs victimes dans ce flot d’hommes sous lesquels ils avaient espéré nous noyer. Aussi la fin de la journée a-t-elle présenté ce résultat, sans pareil peut-être dans l’histoire, d’une armée qui met hors de combat à l’ennemi un plus grand nombre d’hommes qu’elle n’en a eu elle-même d’engagés dans l’action. Du côté des alliés, 14,000 hommes seulement, 8,000 Anglais et 6,000 Français, prirent part à la bataille, et la perte qu’ils ont fait subir aux Russes doit être évaluée à 15,000 ou à 20,000 hommes tués ou blessés, 20,000 encore plutôt que 15,000. En vérité, plus on réfléchit sur les incidens de cette guerre, plus vivement on est entraîné à croire qu’en Russie l’influence d’un despotisme établi depuis longtemps et exercé sans pitié a fini par frapper de stérilité toutes les imaginations, par inspirer à tous le