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chaque soldat qu’elle expédie sur Sébastopol, à travers des pays et des steppes encore moins faciles que les plaines de la Bessarabie, et qui par exception semblent n’avoir pas de traînage pendant l’hiver ! Celui qui vient de s’écouler a été assez long, assez rude; ce n’est ni la neige ni le froid qui ont manqué, et cependant il ne parait pas, quoi qu’on en ait dit, que les traîneaux aient rendu quelques services au sud de l’isthme de Pérécop; tout ce que nous pouvons savoir porte au contraire à croire que les renforts n’ont pu arriver à l’armée du prince Menchikof qu’avec des peines inouïes, en laissant beaucoup de monde et presque tout leur matériel sur la route.

L’expédition de Crimée, ou pour mieux dire le siège de Sébastopol, ne présentait aucun de ces inconvéniens. Pour le faire, l’armée n’avait pas à quitter sa base d’opérations : la flotte et la mer, par laquelle elle était toujours sûre de pouvoir tirer des secours et des approvisionnemens. C’était une entreprise qui avait un but fixe, certain, précis, et en attirant la plus grande partie des forces militaires des belligérans dans la Crimée comme en un champ clos, elle empêchait peut-être la guerre d’étendre ses ravages. C’était aussi une entreprise digne des deux grandes nations qui y ont engagé leur honneur, car c’était marcher droit au but, aller chercher l’ennemi dans son fort pour lui ôter les armes dont il s’était servi pour troubler la paix du monde. S’attaquer à Sébastopol, c’était d’ailleurs rester fidèle à l’esprit de la guerre que l’on faisait pour obtenir par la force, puisqu’on ne pouvait les obtenir par les négociations, des garanties contre une surprise heureuse dirigée sur Constantinople. On avait pris les armes pour mettre l’empire ottoman à l’abri de la menace que cette forteresse, cette place d’armes organisée pour l’agression perpétuelle, faisait sans cesse peser sur lui. Rien ne devait mieux prouver à l’Europe qu’on ne suivait pas d’autres projets que ceux qu’on avait annoncés. Sous le rapport de la politique générale, le siège de Sébastopol était sans danger, et ceux qui prétendent que la paix en a été rendue plus difficile seraient sans doute bien embarrassés de répondre, si on leur demandait pourquoi la Russie se montrerait plus irritée, ou serait plus empêchée de négocier, parce qu’on a envahi la Crimée que parce qu’on eût envahi la Finlande ou la Bessarabie ! Il est un fait cependant qu’il est encore difficile d’expliquer, c’est qu’après avoir pris une aussi grande résolution, les gouvernemens alliés n’aient pas précipité aussitôt tout ce qu’ils pouvaient avoir de ressources disponibles en hommes et en matériel sur la Crimée, qu’ils n’aient pas déployé, dès le jour où l’expédition fut arrêtée en principe, la merveilleuse activité dont ils ont fait preuve après la bataille d’Inkerman. La guerre contre la Russie est toujours une grande