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cette lecture? reprit-elle, fixant des yeux scrutateurs sur les yeux limpides de son interlocutrice.

— Moi? Répliqua la jeune fille étonnée, et que pourrais-je craindre ?

— Je ne sais, reprit Mme de Stieven d’un ton de nonchalance ; mais n’avez-vous jamais senti qu’il s’exhalait de certains livres une sorte de souffle troublant? Ces douleurs sans consolation et ces amours sans espérance vous laissent-ils donc insensible ?

— Oh! non, sans doute, reprit Henriette en riant ; demandez à M. Borris comme j’ai pleuré en lisant les Passions du jeune Werther!

— Et je gage que si, dans ce moment d’émotion, un amoureux de son espèce vous eût déclaré sa flamme, vous vous seriez laissée attendrir?

— Je ne crois pas, madame la comtesse.

— Pourquoi cela ?

— Parce que plaindre quelqu’un n’est pas l’aimer : on pleure sur celui qui souffre, mais on ne choisit que celui qui vous fait espérer du bonheur. Ces héros imaginaires plaisent dans un livre comme les sites sauvages dans une peinture, sans donner le désir de vivre avec la réalité.

Mme de Stieven se retourna vers le Genevois. — Savez-vous que j’admire votre pupille, dit-elle avec un sourire moqueur; Minerve elle-même, sous les traits de Mentor, ne raisonnerait pas plus sagement des passions.

— Allons, ne l’accablez pas, madame la comtesse, dit M. Borris en prenant amicalement la main de Henriette, qui avait rougi; vous voyez bien que nous avons en Suisse de pauvres et simples filles qui n’entendent rien à la poésie du sentiment. Parmi nous, bonnes gens, l’amour s’allie tout naturellement au devoir; au lieu d’être une fièvre qui rend fou, c’est un don qui rend joyeux. Cela est triste à dire, belle dame, mais il est certain que nos femmes lisent des romans et n’en font pas. Elles prennent la vie telle que Dieu la donne et ont la simplicité de s’en contenter.

Ces mots avaient été prononcés avec une expression de bonhomie narquoise. M. Borris se leva sans laisser à la comtesse le temps de répondre, prit le bras de Henriette, et, après avoir salué en souriant, tous deux quittèrent la terrasse. Mme de Stieven les suivit d’un long regard, puis haussa les épaules. — Allez, allez, clairvoyant tuteur! dit-elle en se parlant à elle-même, l’avenir vous dira ce que deviennent ces paisibles Charlottes quand les Werthers ne se brûlent point la cervelle.

Hermann, jusqu’alors auditeur muet, mais attentif, se pencha vivement vers elle.