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avoir à décompter avec lui-même parce que la prise de Sébastopol n’est pas encore un fait accompli?

C’est à ce moment critique où nous sommes, où la première campagne vient de se terminer, où la guerre va sans doute recommencer plus terrible que jamais; c’est dans cet instant suprême que, prenant notre part de l’émotion générale, nous avons voulu nous rendre compte de ce que nous éprouvions, en revenant sur nos pas, en rassemblant nos souvenirs, en cherchant à fixer notre point de départ dans cette guerre, et le point où elle nous trouve aujourd’hui, soit à Vienne, soit sous les murs de Sébastopol.


I.

Quelle était la situation politique et militaire, quelles étaient les prétentions des gouvernemens au mois de mars 1854, lorsque la France et l’Angleterre ont pris la résolution de devenir parties actives dans la lutte engagée depuis le mois d’octobre précédent déjà entre la Russie et la Turquie?

Au point de vue purement militaire, les forces de la Russie étaient encore intactes, sa position n’avait été entamée sur aucun point. Elle avait perdu, il est vrai, sur la frontière d’Asie le petit fort de Chevkétil, mais ce léger échec avait été plus que compensé par les succès que ses troupes avaient remportés et n’ont pas cessé de remporter depuis sur cette frontière; de plus, elle occupait les deux principautés de Valachie et de Moldavie, elle travaillait à faire insurger la Servie, elle réussissait, par l’intrigue et par l’argent, à provoquer une folle prise d’armes dans la Grèce indépendante; enfin, dans le pressentiment de ce qui allait arriver, elle venait de donner l’ordre à son armée du Danube d’entrer dans la Dobrutscha. Prévoyant la déclaration de guerre qui allait lui être adressée, elle voulait prévenir cet acte de vigueur par un acte éclatant, et son armée, qui avait commencé à passer le Danube dans la journée du 20 mars 1854, avançait avec une rapidité menaçante, repoussait les Turcs jusqu’à Babadagh et jusqu’au mur de Trajan, et semblait prête à marcher sur Schumla ou sur Silistrie.

De leur côté, la France et l’Angleterre n’étaient alors représentées dans le Levant, comme expression de leur puissance militaire, que par leurs flottes. Au bruit du canon de Sinope, les deux escadres étaient entrées dans la Mer-Noire, où elles avaient promené leurs pavillons tout le long de la côte de l’Asie-Mineure jusqu’à la frontière de l’empire russe; puis, n’ayant rencontré l’ennemi nulle part, elles étaient revenues sur la côte d’Europe, dans le Bosphore d’abord, et de là à Baltchik, d’où elles surveillaient la flotte russe de