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un meilleur guide. Éloigné de son pays, il y a déjà onze ans, pour avoir écrit cette belle histoire des Vêpres siciliennes, accueillie avec une faveur si légitime, M. Amari a pensé avec raison qu’un Sicilien résidant à Paris était l’homme du monde le plus en état de faire l’histoire de la domination musulmane en Sicile, puisqu’à une parfaite érudition géographique il joint l’avantage d’être à la source des documens. Après avoir appris l’arabe, dont la connaissance, négligée par les historiens de la même période, lui était nécessaire pour déchiffrer les manuscrits et en tirer parti, il a consacré dix années à recueillir des matériaux à Paris, à Londres, à Leyde. Des amis lui ont communiqué les documens que contiennent les bibliothèques de Cambridge, de Heidelberg, de Madrid, de Pétersbourg, de Tunis, de Constantine. Le gouvernement russe n’a pas craint d’envoyer à Paris un de ses plus précieux manuscrits, afin que le laborieux historien pût en prendre connaissance. Quant aux bibliothèques qu’il n’a pu visiter lui-même ni faire fouiller par d’autres, M. Amari en a parcouru les catalogues imprimés, et s’est ainsi assuré qu’elles ne contenaient rien de bien important pour son sujet. Ce serait peu toutefois que ce travail de bénédictin, si l’on ne savait mettre en œuvre les documens dont on a secoué la poussière; or c’est à quoi M. Amari s’entend à merveille. Il ne s’est pas contenté de rétablir çà et là quelques faits défigurés dans d’anciens ouvrages, ou de produire quelques circonstances nouvelles. Il a fait revivre, ou plutôt vivre pour la première fois dans l’histoire, cette intelligente population musulmane qu’on a bientôt fait d’accuser de barbarie, mais qui n’en a pas moins sa part dans l’œuvre lentement civilisatrice du moyen âge. On la voit, dans le livre de M. Amari, s’agiter et vivre, non pas seulement de cette vie guerrière à laquelle les historiens vulgaires s’attachent exclusivement, mais de cette vie civile où les faits de guerre marchent de pair avec les faits de religion, de morale, de littérature, de législation, qui en sont tour à tour les causes et les effets. M. Amari a raison de croire qu’un peuple n’a pas plusieurs vies simples, mais une seule vie complexe, et il faut le louer de n’avoir pas séparé, dans autant de parties distinctes de son ouvrage, les différens ordres de faits dont l’existence d’une nation se compose. Ce qui nous parait encore plus digne de louange, c’est d’avoir pris pour sujet, non pas les chefs musulmans, suivant l’ancienne méthode historique, ni même ce peuple hardi dont les aventures ne sauraient être qu’un épisode dans les annales de l’Europe, mais la Sicile elle-même et le peuple sicilien, au point de vue de la transformation qu’il a dû subir sous l’influence des envahisseurs. Ainsi l’œuvre nouvelle est éminemment nationale, et elle embrasse un laps de temps plus considérable qu’on ne se l’imagine peut-être. Pour bien comprendre ce que les musulmans firent des Siciliens, ne faut-il pas savoir ce qu’étaient les uns et les autres avant l’invasion? De même, tout est-il fini quand les musulmans ont disparu de l’Ile? Non, sans doute, puisqu’ils y règnent encore par les habitudes qu’ils y ont introduites, par leurs lois et leurs institutions? Il faut donc suivre encore leurs traces sous la domination des Normands, et ce n’est pas un des moins curieux résultats obtenus par M. Amari d’avoir établi que les Normands furent assez heureux pour trouver la civilisation introduite dans l’Ile par les musulmans, et assez habiles pour en profiter.