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privations! Voilà cette paix glorieuse pour laquelle nous avons vécu des herbes que nous arrachions des fentes de nos murs... Usez donc de toute votre sagesse pour rompre un accord si honteux. Oui, s’il le faut, ce sera pour nous une joie de nous voir encore assiégés, de souffrir encore la faim, mais de combattre encore[1]. »

Ainsi, voilà le génie français avec son urbanité, avec cette légèreté qu’on lui a beaucoup reprochée, mais aussi avec ce sentiment passionné de l’honneur qui ne s’effacera jamais. Ce caractère se conserve pendant tous les temps mérovingiens. On voit un certain nombre de personnages illustres, qui furent plus tard évêques et canonisés ensuite, appelés à la cour des rois et élevés aux premières dignités du royaume à cause de leur habileté dans l’art de bien dire, quia facundus erat, parce qu’ils avaient le pouvoir qui dès lors subjuguait les esprits. Et, d’autre part, si on poursuit plus loin, si on arrive en plein moyen âge, au moment où déjà la langue française s’écoute parler, on remarquera que le premier caractère de cette littérature naissante est d’être une littérature militaire, chevaleresque, destinée à faire le tour de l’Europe; mais toute l’Europe lui rendra ce témoignage, qu’elle est originaire de France, qu’elle est née sur cette terre où on aime à dire finement, mais par-dessus tout à faire de grandes choses : rem militarem.

Ainsi nous avons constaté l’origine des trois grandes nationalités néo-latines, en Espagne, en Italie et en Gaule. En arrivant au terme de l’étude que nous nous étions proposée, nous trouvons deux points établis : le premier, que le monde romain, que la civilisation antique périt moins complètement, beaucoup moins vite qu’on ne pense, qu’elle résista longtemps à la barbarie, que ses institutions, bonnes ou mauvaises, ses vices comme ses bienfaits, se prolongèrent longtemps dans le moyen âge et en expliquent les erreurs, dont la cause et la source étaient mal connues. L’astrologie, toutes les exagérations du despotisme royal, tout le pédantisme et tous les souvenirs de l’art païen qu’on peut surprendre aux Xie, XIIe et XIIIe siècles, tout cela remonte donc à une origine antique, et constitue autant de liens que le moyen âge n’a pas voulu briser, et par lesquels il tient encore à l’antiquité.

D’autre part, nous avons établi que la civilisation chrétienne contient déjà, plus complètement qu’on ne croit, les développemens qu’on a coutume d’attribuer aux temps barbares: ainsi l’église a déjà la papauté et le monachisme. Dans les mœurs, nous avons signalé l’indépendance individuelle, le sentiment de la liberté chez le peuple, et la dignité de la femme. Dans les lettres, on a vu la philosophie de saint Augustin renfermer en germe tout le travail de la scolastique du moyen âge. On a vu la Cité de Dieu tracer les plus grandes vues de l’histoire, et enfin l’art chrétien des Catacombes contenir tous les élémens qui se développeront dans les basiliques modernes. Voilà comment la Providence a mis un art singulier et une préparation prodigieuse à lier entre eux des temps qui semblaient devoir être entièrement séparés par le génie différent qui les animait. On voit que lorsque Dieu veut faire un monde nouveau, il ne brise que lentement et pièce à pièce

  1. Sid. Apol. Ep., l. VII, 7, ad Gracum.