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les personnages que le lecteur connaît déjà; mais là, bien que les intelligences pussent s’entendre, l’affabilité des dehors cachait une sourde discorde.

En retrouvant, un mois auparavant, à Soleure M. de Vaureuil, qu’elle avait connu autrefois à Rome, la comtesse de Stieven s’en était d’abord félicitée seulement comme d’une agréable surprise; mais le Français avait pris aussitôt près d’elle le rôle de cavalier servant et en avait accepté toutes les charges, sans en réclamer les privilèges. La belle veuve, à laquelle son isolement pesait un peu, s’était vue subitement entourée de soins, prévenue partout, aidée à vouloir sans avoir la fatigue d’accomplir. Compagnon attentif et charmant, M. de Vaureuil courait devant son désir, écartant tous les obstacles et ne réclamant pour récompense que les droits d’une galante familiarité. Mme de Stieven avait naturellement pris goût à un dévouement qu’il était si facile de payer. Autant elle eût craint de s’engager dans les hasards d’une passion, autant il lui agréait de la côtoyer ainsi, de voir l’amour d’un peu loin, comme ces précipices dont on n’approche pas, mais qu’on aime à regarder. Il y avait dans sa position quelque chose d’à demi risqué, je ne sais quelle audace sans péril qui tenait son cœur en éveil, et lui donnait d’émotion juste ce qu’il en fallait pour qu’elle se sentît vivre.

La rencontre de Mlle Henriette Bergel, au Selisberg, dérangea brusquement cet heureux équilibre. La pupille de M. Borris avait, outre la beauté, un charme pour ainsi dire acquis, plus puissant chez elle, mais commun à la plupart de ses compatriotes. C’était cette liberté de la femme, unie à la candeur de la jeune fille, cette assurance honnête que donne l’habitude d’être respectée, ces regards directs, cette voix qui traduit sans embarras le blâme ou l’approbation, enfin tout cet ensemble d’aisance caressante qui attire et impose à la fois, en mêlant sans s’en apercevoir les pudeurs de la vierge aux promesses de l’épouse. M. de Vaureuil se laissa prendre à « ces grâces rustiques, » comme les appelait la comtesse, et ses attentions, après s’être partagées, finirent par se reporter insensiblement vers Mlle Henriette. Or, quelque indifférente que pût être Mme de Stieven à l’infidèle, elle ne pouvait l’être à l’infidélité. Les femmes ressemblent aux rois, qui souvent tiennent peu à leurs sujets, mais qui tiennent toujours à les gouverner. La comtesse avait trop d’esprit pour laisser voir son dépit; elle s’étudia seulement à chercher ce qui pouvait ôter à la jeune fille quelque mérite ou quelque charme; par malheur, Henriette déjoua son calcul. Avant d’avoir été reconnu, chacun de ses défauts était avoué; sa loyauté désarmait la malveillance elle-même. Mme de Stieven essaya alors de la dépoétiser aux yeux de M. de Vaureuil, en affectant de l’interroger