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annonce un musicien de bon aloi qui a encore beaucoup de choses à apprendre, mais qui chante enfin un peu comme les oiseaux du bon Dieu. A la bonne heure, il y a de la mélodie dans ces deux actes, un juste sentiment de la scène, de l’ampleur dans les formes, et, comme on dit dans les écoles, de la carrure dans la phrase musicale, qui est toujours heureuse et bien venue. Loin de reprocher à M. Eugène Ortolan les réminiscences qu’il a empruntées à Rossini et à Hérold, nous le félicitons au contraire de cette parenté d’affection. Il faut toujours que les jeunes gens commencent par imiter quelqu’un, et lorsque le modèle qui les attire est digne d’admiration, c’est un bon augure pour leur avenir. M. Eugène Ortolan a sans doute traité sa Lisette un peu en princesse du Toboso : c’est le défaut de tous les amoureux. Ses personnages parlent une langue trop élevée pour leur condition; par exemple l’air de baryton que chante Germain au premier acte n’est-il pas d’un style un peu trop ambitieux pour un simple paysan? Il est fort bien fait sans doute, ainsi que le duo du second acte entre ce même Germain, devenu capitaine, et Lisette, qui est un morceau agréable et mélodique comme toute la partition.

Voilà donc un début heureux et qui prouve que M. Eugène Ortolan a eu raison de déposer humblement aux pieds de son père le bonnet de docteur qu’il a droit de porter, pour suivre la muse qui le sollicitait. Le jeune compositeur a été assez bien secondé par M. Crambade, qui joint à une très-belle voix de baryton un sentiment musical qui ne demande qu’à être cultivé. Lisette, de M. Eugène Ortolan, le Romande la Rose, de M. Pascal, et Maitre Wolfram, de M. Reyer, sont les trois débuts les plus heureux qu’il y ait eu au Théâtre-Lyrique depuis qu’il existe.

Une touchante cérémonie a eu lieu, le 19 du mois dernier, dans l’église de la Sorbonne. Une messe en musique, de la composition de M. Nicou-Choron, y a été exécutée à la mémoire d’Alexandre Choron; puis les anciens élèves de l’école fondée et dirigée par cet homme illustre se sont réunis dans un banquet fraternel, pour raviver les souvenirs de reconnaissance qu’ils doivent à leur maître. Le président de cette réunion, M. Adrien de Lafage, a prononcé quelques paroles bien senties qui ont été couvertes d’applaudissemens. Mgr de Salinis, évêque d’Amiens, qui a connu Choron ainsi que ses principaux élèves, est venu tout exprès de son diocèse pour assister à la messe, après laquelle MM. Duprez, Dietsch, Nicou-Choron et les autres élèves de Choron ont été reçus par Mer de Salinis avec beaucoup de bienveillance et de grâce. Au milieu de cette foule recueillie qui remplissait l’église de la Sorbonne, on cherchait vainement Mlle Rachel et Mme Stoltz!

Né à Caen, le 11 octobre 1772, d’une famille aisée et honorable, élevé au collège de Juilly, où il fit d’excellentes études, Alexandre Choron fut admis à l’École des ponts et chaussées lors de sa fondation, et, par son zèle et son aptitude, s’attira l’affection particulière de Monge. Il fit partie ensuite de l’École polytechnique, où il remplit les fonctions de répétiteur de géométrie descriptive. La musique, qu’il n’avait abordée d’abord que par son côté spéculatif, et qui n’était pour lui qu’une agréable distraction, devint une passion exclusive qui absorba ses facultés, et l’entraîna hors des voies où sa