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surément chacun aurait bientôt prononcé dans sa conscience. Il n’est point de considération qui ne fléchit devant le sang humain versé et l’intérêt supérieur d’une prompte pacification. Malheureusement il n’en est point ainsi. Ce n’est pas une question théorique que le raisonnement puisse trancher en mettant en balance les bienfaits de la paix et les horreurs de la guerre. Ce n’est point non plus un différend spécial entre deux peuples, ne de leurs ressentimens passagèrement excités ou de l’antagonisme momentané de leurs intérêts. C’est plus que cela, c’est une lutte où, dès l’origine, se sont trouvées ouvertement et manifestement engagées l’indépendance de l’Europe d’un côté, et de l’autre l’ambition grandissante d’une puissance qui depuis un siècle n’a cessé de s’étendre vers l’Orient, en couvrant ses empiétemens de toutes les affinités de race ou de religion, en les consacrant par la diplomatie ou par les armes. Il est bien clair dès lors que le fait discuté aujourd’hui à Vienne, c’est cette prépondérance abusive de la Russie, et que si l’Europe peut transiger sur les détails, elle ne peut transiger sur la question même. Ce n’est point l’Angleterre et la France qui ont provoqué cette lutte ; c’est l’agrandissement permanent de la Russie qui est venu changer les conditions politiques de l’Europe. S’il fallait la preuve que la France et l’Angleterre ont eu raison de prendre les armes, elle est tout entière dans la marche des événemens, dans la ténacité de résistance de la Russie, dans l’immensité de ses forces militaires. La guerre actuelle a rendu palpable un fait qui s’est accompli depuis 1815, et dont on ne s’est point assez aperçu : c’est que pendant ces années, tandis que l’Europe était travaillée par toute sorte de fermens révolutionnaires, de rivalités nationales, de fièvres commerciales et industrielles, il y avait au nord un gouvernement faisant peu de cas de l’industrie et tournant toutes ses vues vers la guerre, armant ses forteresses, entretenant le fanatisme religieux et les instincts belliqueux de son peuple pour le tenir prêt à marcher, et saisissant toutes les occasions de poursuivre ses desseins. À un jour donné, la Russie a cru le moment venu de faire un pas de plus en Orient, et de tenter d’établir de vive lutte sa suprématie. Que pouvait-il arriver de cette tentative ?

Que la Porte cédât aux intimidations du cabinet de Petersbourg, et le sultan n’était plus que le grand vassal des tsars sur le Bosphore. Le réseau de l’influence russe s’étendait sur toutes les populations chrétiennes de l’Orient. SI la Turquie, livrée à elle-même, résistait : par un effort héroïque, il n’est peint douteux qu’elle eût bientôt succombé, et alors on avait une paix, non plus d’Andrinople, mais de Constantinople peut-être, un fantôme d’empire ottoman survivant sous le bon plaisir de la Russie. C’est en présence de cette double perspective que l’Europe s’est réveillée. L’Angleterre et la France ont pris les armes ; elles ont envoyé leurs soldats en Orient. Les armées alliées sont entrées sur le territoire russe et sont allées mettre le siège devant Sébastopol. La lutte s’est aggravée à mesure que les événemens militaires se déroulaient. Il en résulte qu’après s’être bornées au premier moment à vouloir arrêter la Russie dans sa marche, les deux puissances ont été naturellement conduites à considérer sa position en Europe et en Orient, et à prendre lui donner pour limite l’intérêt de l’équilibre général. De la est née la pensée des propositions qui sont devenues l’élément essentiel du traité du