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populations slaves dont les Habsbourg ont reçu la tutelle. Quand on songe à la situation présente de l’Autriche, il est impossible de ne pas s’apercevoir que c’est à elle surtout de se mettre en garde contre la Russie. Ces belles paroles de M. Palacky que je citais tout à l’heure sont un hommage, à coup sûr, dont il lui est permis d’être fière, mais à la condition qu’elle en comprenne le sens et la portée. « Nous avons besoin du patronage de l’Autriche, » disent les Tchèques de Bohême. N’oubliez pas cependant que lorsqu’ils parlaient ainsi, ils venaient de conquérir une existence libre et distincte au sein de la monarchie autrichienne. Qu’arriverait-il si ce droit de vivre et de grandir, compromis par les fureurs démagogiques, et qu’une réaction nécessaire leur a repris un instant, leur était toujours et obstinément refusé ? Entre Saint-Pétersbourg et Vienne, les Slaves opprimés n’hésiteraient pas. M. Palacky a beau s’écrier généreusement qu’il ne sacrifierait jamais la cause de la civilisation à ses rancunes patriotiques ; comment exiger d’une race malheureuse et humiliée un désintéressement si magnanime ? Chaque injustice exercée contre les Tchèques est une arme redoutable donnée à la propagande de l’esprit russe. Ce ne serait donc pas assez pour l’Autriche de s’allier plus résolument avec les puissances occidentales et de déjouer par sa politique extérieure les projets de Pierre le Grand et de Catherine si hautement revendiqués par Alexandre II ; il faut que sa politique intérieure obéisse aux mêmes inspirations. Puisqu’elle n’a pas su germaniser les Slaves, qu’elle se résigne à la pensée de les affranchir ; elle n’a plus d’autre moyen de les soustraire aux séductions du panslavisme. Remis en possession de leur existence nationale et associés à la civilisation de l’Occident, les Tchèques de Bohême ne seraient plus tentés de se confondre avec les fils de Rurik ; au contraire, le jour où tout espoir leur serait enlevé, le jour où la Russie seule leur apparaîtrait comme une puissance libératrice, ni l’autorité du gouvernement autrichien, ni les exhortations de M. Palacky ne pourraient opposer une digue au courant de l’opinion ; le chef du peuple russe serait bientôt le suzerain de la Bohême.


Saint-René Taillandier.