Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme une calamité sans fin et sans mesure. Je passe en Allemagne pour l’ennemi des peuples germaniques ; on dira de même en Russie que je suis l’ennemi des Russes. Que m’importe ? Au-dessus des intérêts de race, j’ai toujours placé les intérêts de l’humanité et de la civilisation, et le simple projet d’une monarchie universelle exercée par les Russes n’a pas d’adversaire plus résolu que moi, non parce que ce serait une monarchie russe, mais parce que ce serait une monarchie universelle. Or, de tous les peuples situés au sud de l’Europe orientale, il n’en est pas un seul qui puisse résister à l’envahissement des Russes, si un lien vigoureux ne les réunit en faisceau. La grande artère de ces peuples, c’est le Danube ; la puissance chargée de régir cette confédération ne saurait donc s’éloigner du Danube sans s’affaiblir elle-même et compromettre sa tâche. En vérité, si l’Autriche n’existait pas, il faudrait la créer dans l’intérêt de l’Europe. Pour moi, quand je porte mes regards au-delà des frontières de la Bohême, ce n’est pas Francfort, c’est Vienne qui m’attire ; là seulement est le centre appelé à protéger le droit et l’indépendance de mon peuple. Ce centre, messieurs, votre politique tend à l’affaiblir et bientôt à l’annihiler. Vous voulez que Francfort soit la capitale de l’unité allemande, vous voulez que Vienne ne soit plus qu’une résidence provinciale, vous voulez plus encore peut-être, — et Dieu fasse que je me trompe ! — vous songez à établir une république allemande. Si la forme républicaine convient et ne convient pas à l’Allemagne, cette question-là n’est pas de ma compétence ; mais la république en Autriche ! c’est-à-dire une série de petites républiques, l’unité dissoute, les liens des peuples rompus, des fractions d’état indépendantes les unes des autres, sans force, sans protection !… Ah ! messieurs, quel service rendu à l’ennemi qui nous menace ! quelle tentation pour la Russie ! »

Nobles et profondes paroles qui révèlent bien le double caractère de M. Palacky. Patriote ardent, ce n’est pas lui qui sacrifierait à ses rancunes la cause de la civilisation générale. Il avait pensé que la révolution de 1848 et la transformation inévitable de l’Autriche ouvriraient pour les races diverses abritées sous le trône des Habsbourg une ère de développemens libres et de pacifique émulation. Certes, on pouvait le prévoir, la race tchèque avec tous les rameaux qu’elle se fût rattachés aurait acquis peu à peu la prééminence au sein de l’empire ; mais jamais les autres races, moins puissantes par la culture intellectuelle ou par le nombre, n’auraient subi la loi d’une majorité tyrannique. On n’aurait pas revu, dans cette Autriche ainsi reconstituée, l’oppression exercée par les Magyars sur les Serbes et les Croates de la Hongrie ; aucun droit n’eût été méconnu, aucune nationalité étouffée, chaque peuple aurait conservé avec ses