Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils montent silencieusement du sein de l’abîme : un jour la glace, chose fragile, craque, et tout finit par la débâcle.

A Rome, les temps de la liberté agitée n’ont pas laissé de grands monumens comme les jours paisibles de la servitude; mais ils ont laborieusement élevé un monument plus respectable que la cloaca, le cirque, le temple du Capitole : ce monument, c’est la grandeur du peuple romain. Les plébéiens surtout bâtissaient alors peu de temples; mais leurs traces sont ailleurs : elles sont sur ces collines où ils se réfugiaient pour réclamer un droit iniquement refusé, et d’où ils ne descendaient qu’après l’avoir conquis; elles sont sur le mont Aventin et sur le Mont-Sacré.

Cet usage de se retirer ainsi en masse sur un lieu élevé me paraît un souvenir de l’établissement primitif des cités latines. Les plébéiens, je le répète encore d’après Niebuhr, c’étaient surtout les étrangers, les familles nouvelles opprimées par les familles indigènes. Les pauvres, les déshérités de la fortune s’unissaient aux déshérités du pouvoir politique : à l’oppression des patriciens ils opposaient une retraite, une secession sur quelque sommet dont les patriciens ne s’étaient pas emparés par la consécration augurale, par une prise de possession religieuse. Dans la ville, c’était sur l’Aventin, exclu de l’enceinte sacrée; hors de la ville, sur le mont Velia, qui depuis lors s’appela le Mont-Sacré, sacré en effet, car il fut le berceau des libertés populaires. Ils s’établissaient là, comme s’ils eussent voulu y former une ville indépendante. Ils menaçaient Rome, par une désertion générale, de la dépopulation et de la ruine. La première retraite sur le Mont-Sacré dura trois mois, et par suite une partie des terres resta sans culture. C’est qu’il s’agissait pour les plébéiens d’une très grande chose : il s’agissait d’instituer des magistrats de leur ordre qui pussent défendre leurs droits. Ils ne revinrent à Rome qu’après avoir obtenu la création des tribuns du peuple, c’est-à-dire en possession d’une magistrature à eux, qui fut dès lors leur garantie et prépara leur puissance. Cette concession des patriciens les décida, je crois, mieux au retour que l’apologue des membres et de l’estomac, qu’on donne gravement comme l’occasion de ce retour. Il y fallait autre chose qu’un conte ingénieux.

Le Mont-Sacré s’élève au bord de l’Anio, et on ne peut le visiter sans un certain respect. Seulement on le trouve bien petit pour le rôle qu’il a joué. N’importe, il est grand par ce qu’il rappelle, et puis à Rome tous les sommets se sont abaissés. Le Capitole aussi est une taupinière, mais cette taupinière s’élève plus haut dans l’imagination des hommes que les cimes sans histoire du Chimboraço et de l’Himalaya.

Un autre lieu est consacré par un autre souvenir de cet âge