Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis excité graduellement et enfin soulevé contre eux par le discours d’Antoine, a peint avec non moins de vérité la hauteur patricienne de Coriolan, sa dureté inflexible, ses dédains superbes. Cette tragédie, écrite à Londres au XVIe siècle, pourra éternellement se relire à Rome. Pour que les Romains de Shakespeare soient tout à fait ceux de l’histoire, il suffit d’effacer quelques grossièretés et ça et là quelques traces de bel esprit, double empreinte d’un siècle où les mœurs manquaient de délicatesse et péchaient par le raffinement; mais dans ce qu’elles ont d’essentiel les peintures du sentiment romain sont d’une profonde vérité. L’âme impitoyable de Coriolan, contre laquelle tous les emportemens du peuple sont venus se briser, qui a poussé l’orgueilleux transfuge dans le camp des Volsques, qui le ramène les armes à la main contre son pays, que n’ont pu toucher ni les envoyés du sénat ni les ministres de la religion, et que désarment seules les tendres supplications d’une femme, les sévères reproches d’une mère, voilà ce que Shakespeare fait voir admirablement. On pense ici naturellement à lui comme on pense à Corneille sur le terrain du combat des Horaces; mais l’on ne saurait retrouver les sentimens des patriciens du IIIe siècle de Rome dans ceux des nobles romains d’aujourd’hui, comme nous avons retrouvé les sentimens d’Horace et de sa sœur chez l’homme du peuple et la transteverine de nos jours, car à Rome l’homme du peuple a gardé quelque chose de l’ancien caractère national, au moins la férocité. Le prince romain au contraire, qui peut être aimable et honorable, qui peut aussi avoir une dose raisonnable de vanité aristocratique, mêlée de bonhomie, n’a certes plus rien ni de la magnifique hauteur ni de la dureté orgueilleuse de Caius Marcius Coriolanus.

Patriciens, plébéiens, luttes du privilège qui se défend et du droit commun qui réclame, combat et finit par vaincre, voilà ce qui constitue toute l’histoire intérieure de Rome pendant les premiers siècles de la république, voilà ce qui est mêlé au souvenir des monumens malheureusement disparus de cet âge de tempêtes et de triomphes. Un grand écrivain, un penseur aventureux, un rêveur profond, Ballanche, voyait dans cet antagonisme des deux moitiés de la société romaine l’histoire de l’humanité, qui n’est que l’histoire d’un duel incessant entre la résistance et le progrès, tous deux nécessaires dans une certaine mesure. Il y a des temps où la lutte semble suspendue, où la société fatiguée semble immobile; mais le travail éternel se poursuit sourdement sous cette apparente immobilité. Les deux courans contraires roulent irrésistibles dans les profondeurs de l’océan, où ils sont refoulés; la glace qui parfois recouvre cet océan les cache, mais ne les supprime pas. Seulement, au lieu de se heurter avec plus de bruit et moins de péril dans un lit ouvert,