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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

d’un ton tragi-comique : — Seigneur voyageur, le ventre à terre, ou vous êtes mort !

Au geste, à l’accent et au son de la voix, don Cicillo reconnut l’infâme ravisseur d’Elena. Il conçut aussitôt la pensée de s’attacher aux pas du brigand et de le livrer à la justice. Dans ce dessein, il sortit de la loge et prit à la hâte un domino. Il vit le voleur se donner des airs de gentilhomme, parler aux dames, se mêler de les intriguer, puis enfin se reposer dans un coin de la salle et ôter son masque pour s’essuyer le visage avec son mouchoir. Don Cicillo eut un sursaut d’étonnement. Le marquis Orazio et le brigand ne faisaient qu’une seule et même personne ! Bouleversé par cette étrange découverte, Francesco reporta son déguisement au vestiaire et quitta le bal pour se plonger dans les réflexions les plus sombres. L’aventure de Terracine lui apparut sous un jour nouveau. N’était-ce pas une entreprise amoureuse, et ne pouvait-on croire qu’elle avait fini par la connivence de la dame avec son ravisseur ? Tout s’expliquait ainsi : le désintéressement des bandits, le tableau gracieux du petit salon, le silence et l’immobilité du commissaire. Pour la première fois, don Cicillo osait faire des conjectures et juger les choses par lui-même, — situation entièrement neuve et toujours accablante pour un homme d’un caractère faible ; — il lui sembla que le piédestal élevé jusqu’aux nues à la divine Elena s’écroulait avec un épouvantable fracas. L’infortuné succombait écrasé sous les débris de son idole. Blessé comme Achille en un point vulnérable, il rentra chez lui avec un accès de fièvre.

L’envie est un mauvais chemin pour atteindre à l’amour, et pourtant elle y peut conduire. En pensant au bonheur du marquis, don Cicillo éprouva me sorte d’exaltation, un désir vague de parler aussi à son Elena un autre langage que celui de tous les jours. Une révolution complète s’était opérée en quelques heures dans ses sentimens. Il résolut d’ouvrir son cœur, dût-il expier son audace par une disgrâce. L’occasion s’offrit dès le lendemain du bal. La comtesse, dans le petit salon, se plaignit du froid et pria Francesco de mettre une bûche au feu.

— Une bûche ! s’écria-t-il, ô Elena ! pour vous, je me mettrais au feu moi-même.

— Êtes-vous fou ? demanda la comtesse.

— Peut-on, répondit Cicillo en s’animant davantage, peut-on conserver sa raison prés de vous, ô Elena ?

— Faites-moi le plaisir de vous taire, interrompit la dame. Vous êtes mon ami, mon secrétaire, mon factotum ; mais si vous vous échappez jusqu’à vouloir jouer l’amoureux, je vous mettrai à la porte. Brisons là, cher Francesco ; revenez à vous, et soyez tel que