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être, en modelant cet être fragile, l’artiste divin avait-il révé à autre chose, fatalement distrait de son ouvrage par quelque circonstance puérile, comme celle dont Tristram Shandy se plaignait avec tant de raison. Le docteur Pizzicoro était un Napolitain robuste, mais sujet à de fâcheuses aberrations, dominé par des idées fixes et rarement à ce qu’il faisait, hormis lorsqu’il tâtait le pouls d’un malade. Il avait longtemps désiré un héritier, et quand sa femme, après dix ans de mariage, donna enfin le jour à un enfant chétif, il se contenta en philosophe de ce que le ciel lui envoyait.

Ainsi que Gennariella se plaisait à le dire, ce n’était point sa faute si son nourrisson n’avait pas mieux profité d’un lait généreux. Le petit Cicillo, dans sa plus tendre enfance, n’eut jamais les grâces, la fraîcheur et la vivacité de cet âge. Sa mère et sa tante, en l’accablant de soins et de précautions, l’élevèrent comme dans une serre chaude, ce qui retarda son développement. Le défaut d’exercice le rendit maladroit. Il tombait et se heurtait sans cesse. Les autres enfans, habitués à lui voir le visage enveloppé de compresses, l’appelaient Ciccio bendella. Son père, en venant s’établir à Rome, le mit au collége des Jésuites. Francesco fut le souffre-douleur de ses camarades. Il passait le temps des récréations à se chauffer au soleil. Son apathie lui valut un prix de bonne conduite, dont ses parens le félicitèrent beaucoup ; mais Gennariella secouait la tête en disant qu’elle le souhaiterait plus dégourdi, et que cette sagesse-là était celle d’une fille. Enfin, lorsqu’il eut vingt ans, la première dame qui daigna faire attention à lui laissa tomber ces mots : « Il est jeune et laid. » On ne lui adressa jamais d’autre compliment, excepté dans sa maison, où sa mère et sa tante passaient le temps à l’admirer.

La dame inconnue avait raison ; Francesco était laid, et sa laideur n’était rachetée ni par le charme de la physionomie, ni par le feu des passions, en sorte que, tous les moyens de plaire lui manquant à la fois, l’envie seule avait le pouvoir d’animer son visage et d’aiguillonner son esprit. Dans le choix d’un état, il ne fut guidé par aucune vocation. Rebuté par l’aridité du droit et par le dégoût des études anatomiques, il ne put devenir ni avocat, ni médecin. L’honnête aisance que lui laissa son père en mourant lui ôta le souci de chercher une carrière. Il demeura enseveli dans le giron maternel, menant une vie réglée, dans une sorte de végétation semblable à celle de l’enfance, écoutant docilement les leçons de sa mère et buvant les potions préparées par sa tante. Il ne fréquentait point les jeunes gens de son âge ; le théâtre et le salon de la comtesse Elena étaient les seuls endroits où l’attirait l’habitude plutôt que le plaisir. Il avait acheté l’ingresso au théâtre Valle, et il y allait pour que son argent ne fût point perdu. Son père ayant donné autrefois des soins à la comtesse pendant une maladie grave, don Cicillo jouissait au