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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

et dès qu’elles se trouvaient en tête-à-téte, elles s’empressaient d’oublier la langue du Tasse pour revenir à leur dialecte natal.

— Susanna, dit une des vénérables dames, mon neveu tarde bien à rentrer.

— Ne vous inquiétez point, Barbara, répondit l’autre vieille ; je sais où est mon fils, et je vous affirme que c’est en un lieu bon et honorable.

— Encore chez cette comtesse Corvini, où se réunissent des jeunes gens dissipateurs et désœuvrés !

— Ne dites point de mal d’un monde que vous ne connaissez pas, ma sœur, reprit donna Susanna. La comtesse Elena est une des plus riches et des plus considérables personnes de cette ville. Elle aime les beaux esprits, et c’est à ce titre que notre Francesco reçoit d’elle un accueil gracieux.

— Mais, répondit Barbara, les églises ont déjà sonné minuit, et par ce froid ultramontain l’enfant pourrait bien revenir avec une fluxion. Que ce soit pour faire de l’esprit ou pour jouer au macao, c’est se déranger que de rentrer à pareille heure.

— Francesco n’est plus un enfant, ma sœur. Vous oubliez qu’il aura vingt-huit ans à la Saint-Philippe. S’il a vécu jusqu’à cet âge sans amour, il est temps de lâcher un peu la bride à la fougue du jeune homme.

— Par saint Janvier ! s’écria dame Barbara, est-ce qu’il serait amoureux ? Vous avez l’air de le penser. Contez-moi ce que vous savez, je vous en prie, sore mia.

— Eh bien ! oui, ma sœur, je le crois amoureux, et s’il faut tout vous dire, j’ai sujet de penser que la comtesse Elena ne le regarde pas avec indifférence, car il est beau comme Apollon, mon Francesco. Son esprit, sa jeunesse et ses assiduités amont touché le cœur de la signorina. N’en parlez pas, au moins ; c’est un secret.

— Ne craignez rien ; mais la comtesse a un mari.

— Oui, un vieux mezzo-matto sous la tutelle d’un conseil de famille.

— C’est assez pour qu’elle ne puisse convoler en secondes noces. On m’a dit aussi que parmi ses adorateurs, un certain cavalíere

— Joseph San-Caio, interrompit Susanna, un don Limon, une cervelle légère. Et d’ailleurs, comme dit la chanson, « l’amour est une fleur… »

Già, « qui nait, croît et meurt. » Voilà. une grosse affaire, ma sœur, et je trouve que vous en parlez bien tranquillement.

— Eh ! voulez-vous que j’en prenne le deuil ? Il est échappé, mon jeune lion ; tant pis pour les brebis qui tomberont sous sa griffe !… J’entends frapper à la porte. C’est lui, ma sœur. Préparez la potion chaude, et ne faites point semblant de savoir l’heure qu’il est.