Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/212

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la passion le transforme en collégien. Ni le milieu dans lequel il la voit, ni les renseignemens qu’il peut prendre, ni enfin ce je ne sais quoi de suspect qui distingue les femmes à vendre des femmes à épouser, rien ne lui sert. Suzanne lui remet un faux acte de naissance, un faux contrat de mariage, un faux acte de décès de son faux mari, en un mot plus de faux qu’il n’en faudrait pour envoyer dix hommes aux galères: M. de Nanjac accepte tout, les yeux fermés. Un ami lui crie à l’oreille qu’il est une dupe : son amour est sourd autant qu’aveugle.

On connaît les personnages. Voyons la pièce. M. de Jalin et M. de Nanjac font connaissance au premier acte, dans une scène vraiment belle à force de vérité. Ils sont témoins dans une affaire d’honneur, si tant est qu’on puisse appeler ainsi un duel entre un escroc et un galant homme. L’honorable officier d’Afrique sert de témoin à l’escroc : c’est là un des petits profits que rapporte la fréquentation du demi-monde. L’affaire s’arrange, le duel n’a pas lieu; mais les deux témoins des adversaires sont devenus deux amis. M. de Jalin apprend les projets de Suzanne sur M. de Nanjac; il voit dans quel gouffre de mariage son nouvel ami va se précipiter. Il essaie de l’éclairer : peine inutile! Il lui prodigue toutes les bonnes raisons, excepté une, que l’honneur lui commande de garder pour lui. Il dit contre Suzanne tout ce qu’un homme peut dire contre une femme, excepté : J’ai été son amant. Pendant cinq longs actes, qui paraissent très courts, tout l’esprit d’un honnête homme lutte contre la rouerie d’une mauvaise fille : il faut que M. de Jalin se fasse donner un coup d’épée pour ouvrir les yeux de M. de Nanjac, dont la folie touche de près à la bêtise. Quand la pièce est finie et M. de Nanjac sauvé, M. de Jalin, qui vient d’ôter une poutre de l’œil de son ami, va chercher une paille pour la mettre dans le sien : il épouse Marcelle, dont il s’est épris d’acte en acte. Que le mariage lui soit léger; je crains que sa femme : elle est la nièce de sa tante et l’élève du demi-monde.

Telle est la comédie de M. Dumas fils. De tous les personnages qu’il a mis en scène, le plus spirituel, le plus clairvoyant et celui qui a le moins d’illusions sur le demi-monde finit donc par y laisser sa fortune et son nom. M. de Jalin croit retirer Marcelle du demi-monde, il s’y caserne avec elle. C’est une moralité à laquelle l’auteur ne semble pas avoir songé. Il a voulu faire un tableau, non une démonstration : le tableau est bien peint, et le public ne demande rien de plus.

Les femmes du monde se pressent aux représentations du Demi-Monde. Une singulière curiosité les entraine vers cette peinture du vice élégant. Qui expliquera cet intérêt des femmes honnêtes pour ce qui ne l’est pas? En revanche, on prend peu de loges en famille, et l’on craint de montrer aux filles de quinze ans ce que c’est que la maîtresse d’un vieillard. Si M. Alexandre Dumas fils voulait employer son dessin si précis et sa couleur si franche à peindre d’autres sujets, s’il nous montrait d’autres amours que celles qui s’achètent et d’autres professions que celle du plaisir, s’il laissait le demi-monde pour le vrai monde, il obtiendrait peut-être des succès aussi éclatans et plus purs, et il s’épargnerait l’ennui d’entendre la morale mêler des objections trop légitimes aux applaudissemens de la foule.


EDMOND ABOUT.


V. DE MARS.