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péripéties sanglantes. Or quels sont les rapports de ces deux ordres de faits à l’heure où nous sommes ? Quelle influence la marche des hostilités exercera-t-elle sur les dispositions des gouvernemens ? En un mot, la guerre aura-t-elle le temps de jeter quelque fait nouveau et décisif au milieu des délibérations de Vienne, ou bien les négociations gagneront-elles la guerre de vitesse par un prompt et énergique effort de conciliation qui raffermira la sécurité du monde ? Telle est l’alternative suprême qui se trouve posée aujourd’hui, et en face de laquelle l’Europe a été invinciblement conduite.

Dans cet enchaînement d’incidens et de complications, au moment même où se tente un grand effort diplomatique, il y a certainement un fait qui domine tout : c’est le caractère extraordinaire de cette campagne de Crimée, c’est l’héroïsme de cette armée jetée loin de son pays, livrée à sa propre impulsion, et qui aura été le premier, le glorieux instrument de la paix, si elle se conclut. C’eût été sans nul doute un résultat plus complet et plus saisissant, si du premier coup le drapeau des alliés avait pu aller flotter sur les murs de Sébastopol. On a trop cru un instant à ces foudroyas coups de théâtre, pour ne point ressentir ensuite, comme une véritable déception, les lenteurs nécessaires et inévitables de la guerre. Qu’on songe cependant a ce qu’il a fallu de constance et de vigueur pour s’établir sur le sol ennemi, pour s’asseoir dans des positions inexpugnables, accomplir des travaux gigantesques, livrer tous les jours des combats, lutter contre les rigueurs d’un hiver exceptionnel, et se retrouver, au bout de toutes ces épreuves, avec cette force morale et cette bonne humeur intrépide qu’ont conservées nos soldats. Les Russes, il est vrai, ont opposé une résistance redoutable. À nos travaux ils ont répondu par d’autres travaux, ils se sont hérissés de toute sorte d’ouvrages : c’est une lutte de terrassemens et de fortifications ; mais sans prétendre diminuer l’énergie de leur défense, ce qu’ils ne peuvent égaler, c’est la fougue irrésistible de nos hommes, surtout de ces terribles partisans d’Afrique, de ces zouaves, qui se précipitent dans la mêlée comme un ouragan sans tirer un coup de fusil, et qui ont mérité le nom de premiers soldats du monde. Les zouaves avaient montré ce qu’ils pouvaient à la bataille d’Alma, à Inkerman ; ils l’ont montré encore une fois dans ce combat sanglant qui s’est livré pendant la nuit du 23 au 24 février. L’opération qui a donné lieu à ce combat avait pour but de détruire up ouvrage élevé par les Russes en avant de la droite de nos lignes. Elle s’accomplissait dans l’obscurité la plus profonde, au milieu des embuscades dressées par l’ennemi ; chefs et soldats ont pénétré dans l’ouvrage sous le feu le plus violent, et là s’engageait une lutte corps à corps. Le général Monet, cinq fois blessé, ne quittait point ce terrible champ de bataille. Nos soldats se sont retirés après avoir atteint leur but, ne pouvant conserver une position exposée a l’artillerie ennemie. Dans cette attaque, huit compagnies de zouaves se sont ruées, la baïonnette en avant, sur six mille Russes, pour se frayer un passage, et s’ils ont réussi dans leur entreprise, ils ont cruellement souffert, cela est certain. Chose étrange ! quand il y a en Europe des doutes, des inquiétudes, des impatiences, ce sont ces soldats, toujours au feu et à la peine, qui sont pleins de confiance et qui ne doutent point du résultat. Maintenant le développement immense des travaux de siège, le retour d’une saison favorable, la nécessité même d’en finir, laissent