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dollars. Ces bénéfices énormes étaient dus, non pas, comme on pourrait le croire, au talent de l’artiste, mais à l’habileté de Barnum; Jenny Lind put s’en convaincre elle-même lorsqu’elle voulut s’affranchir du joug, assez léger d’ailleurs, de son cornac, qui l’avertit charitablement, dit-on, de l’échec qui l’attendait. Ainsi, chose remarquable, dans toute cette affaire, le talent de Jenny Lind n’a pas plus de valeur que la matière première dans une belle œuvre d’art. L’artiste, c’est Barnum, ce n’est pas Jenny Lind, et l’amour de la musique a contribué pour peu de chose aux bénéfices énormes que ces concerts rapportèrent aux deux associés.

Ce fut là le chant du cygne de M. Barnum. Depuis, il a exhibé des géans et des nains, des chasses aux buffles et des chevaux couverts de laine au lieu de poils, et autres curiosités des trois règnes de la nature; mais après ce coup de maitre il n’avait plus qu’à prendre sa retraite et à s’occuper de faire des lectures publiques sur la tempérance, dont il est un fervent apôtre. C’est aussi ce qu’il a fait. Cet habile homme annonce l’intention de borner désormais ses soins à l’administration de son museum. Ainsi soit-il !

M. Barnum, ainsi que nous l’avons dit, ne vaut pas le bruit qui s’est fait autour de lui. Il ne mérite ni les éloges enthousiastes de ces philistins modernes qui sont à genoux devant la richesse, ni les anathèmes des moralistes. Seulement nous demandons pourquoi il a eu l’audace de publier son autobiographie, car c’est véritablement un acte d’audace, et qui explique assez bien le temps où nous vivons. Il était sûr d’avance de ne pas être hué, il connaissait le fond moral de ses contemporains. Il savait que tous désirent plus ou moins ce qu’il a obtenu, et que beaucoup se reconnaîtraient en lui. Cette certitude de l’adhésion tacite de ses contemporains peut seule expliquer l’aplomb imperturbable avec lequel M. Barnum et ses confrères européens se félicitent devant le public de leur heureuse étoile, et la satisfaction cynique avec laquelle ils initient l’univers aux secrets de leur fortune. Ils savent qu’ils sont enviés et admirés, ils savent qu’ils sont les seuls qui dans notre siècle soient sûrs d’obtenir une renommée et une popularité durables. Les plus grands hommes seront soumis aux variations de la foule, les hommes politiques éminens seront oubliés avec la prochaine révolution, les grands écrivains seront éclipsés un moment, grâce aux caprices du faux goût et de la mode; seuls les charlatans et les millionnaires sont sûrs d’échapper aux changemens : le monde est à genoux devant eux, et de jour en jour il se prosterne un peu plus humblement. Hier il n’avait qu’un genou en terre, aujourd’hui il a mis les deux, demain il courbera la tête comme Vendredi sous le pied de Robinson. Les Barnums de tous les pays savent cela; aussi tiennent-ils