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grand désordre. Au contraire les tirailleurs surent marcher en rangs, en armes, sans bruit, sans confusion, à un pas de course cadencé qu'on appela pas gymnastique, et qu'ils employaient aussi dans les manœuvres. Cette innovation était heureuse; elle permet à une troupe d'infanterie de se porter plus rapidement sur un point important et d'exécuter plusieurs évolutions avec la promptitude que la cavalerie obtient de la combinaison de deux allures. Dans les grandes manœuvres, le pas gymnastique s'applique avec succès aux mouvemens particuliers du bataillon, qui représente l'unité en tactique; mais il doit être employé avec mesure, et il serait regrettable de l'étendre aux mouvemens de toute une ligne.

L’escrime de la baïonnette plaît aux hommes; elle augmente leur confiance dans leurs armes et leur habileté à s'en servir.

L'instruction du tir, toujours nulle et insignifiante jusqu'alors, fut créée ou au moins ébauchée; elle fut à la fois théorique et pratique. Des règles furent données aux soldats pour ajuster, apprécier les distances, se servir des hausses, et ils faisaient sur le terrain, devant la cible, une application fréquente de ces règles. On leur apprit à tirer couchés, à genoux, à profiter des moindres accidens du terrain. L'école des tirailleurs se réduit (dans notre ordonnance) à un petit nombre de mouvemens simples et bien entendus, mais qui ne répondent pas à toutes les nécessités de ce service. Dans le nouveau bataillon, cette sorte de manœuvres fut naturellement l'objet d'études spéciales; on se rendit compte des principales éventualités qui pouvaient surgir dans ce genre de combat, et il y fut pourvu par une série d'ingénieuses dispositions.

Dix mois après la décision du 14 novembre 1838, les résultats obtenus parurent assez satisfaisans, et le bataillon de tirailleurs fut jugé assez instruit pour que sa formation provisoire fût rendue définitive. Une ordonnance du 28 août 1839 le constitua en corps isolé, et il fut envoyé au camp de Fontainebleau. Là, l'agilité des hommes, leur équipement leste et commode, leurs manœuvres exécutées tout à la fois avec ordre et rapidité frappèrent tous ceux qui les virent. A la fin du camp, le roi vint passer la revue d'honneur. Quand les tirailleurs défilèrent devant lui, il demanda au maréchal Soult, alors président du conseil, ce qu'il pensait de cette nouvelle troupe. « Sire, répondit le maréchal avec cette vivacité un peu gasconne, mais aussi avec cet instinct militaire que Napoléon aimait à reconnaître en lui[1], ce n'est pas un bataillon, c'est trente comme celui-là que je voudrais voir à votre majesté. »

Tout le monde cependant ne pensait pas comme le maréchal

  1. « C'est la seule tête militaire qu'il y ait en Espagne, » répondait l'empereur aux plaintes que le colonel Desprez était allé lui porter à Moscou. (Mémoires du roi Joseph.)