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Joice Heth, c’est-à-dire un nouveau mensonge. M. Barnum l’avait, disait-il, rencontrée dans une plantation du Kentucky, lui avait arraché toutes les dents et lui avait appris tout ce qu’elle racontait de la famille Washington. A Louisville, il ne lui avait d’abord donné que cent dix ans, mais à Cincinnati il lui en avait donné cent vingt et un, à Pittsburg cent quarante-un, et à Philadelphie cent soixante-un. M. Bennett tomba dans le panneau, et ne craignit pas de se donner un démenti dans son propre journal. Cette dernière histoire passait pour la véritable avant les révélations de M. Barnum; peut-être est-ce la véritable en réalité, car enfin, au milieu de ce conflit de mensonges, pourquoi croirions-nous plutôt à M. Barnum qu’à M. Lyman, et à M. Lyman qu’à M. Bennett? Ce sont trois honorables gentlemen, comme dirait l’Antoine de Shakspeare, et nous n’avons pas de raison suffisante pour douter du témoignage d’aucun des trois.

Quoi qu’il en soit, ces discussions avaient merveilleusement servi M. Barnum. L’exhibition de Joice Heth ne l’avait pas enrichi, mais il avait un nom maintenant; il était M. Barnum. Le public le connaissait comme un habile homme et un amusant exhibiteur; dans sa réputation d’habileté était contenue une source de crédit; dans sa réputation d’exhibiteur, une source de profits. Il forma une société avec une troupe d’écuyers, et parcourut l’Union en compagnie d’un M. Turner, espèce de Franconi américain, et d’un pauvre saltimbanque italien nommé Antonio, que M. Barnum avait baptisé du nom plus sonore et plus retentissant de Vivalla. Nous ne décrirons pas ces pérégrinations à travers le territoire des États-Unis, ni les incidens de cette vie nomade de saltimbanques et de comédiens en voyage ; nous pourrions en détacher cependant quelques anecdotes ainsi que certains traits de caractère dont l’auteur du Roman comique aurait fait son profit. Le solide M. Turner, par exemple, charlatan expérimenté, connaissait toutes les ressources de la réclame aussi bien que M. Barnum, mais il pratiquait cet art d’une façon beaucoup plus périlleuse. Un jour à Annapolis, M. Turner, désignant à la foule M. Barnum, demanda comment on permettait à un tel gredin de se montrer en plein jour? — Quel est-il donc? demandèrent à la fois plusieurs voix. — Eh quoi! vous ne le connaissez pas? C’est le révérend Avery, le meurtrier de miss Cornell. Aussitôt la foule se précipite en criant : Lynch him, c’est-à-dire, pendons-le, et : Let us tar and feather him, c’est-à-dire, engoudronnons et emplumons-le[1]. L’infortuné M. Barnum eut grand’peine à se tirer d’affaire, et il se plaignit vivement à son associé de cette mauvaise plaisanterie. — Mon cher Barnum, lui fut-il répondu, j’ai fait la chose dans une bonne intention. Pour avoir

  1. Tar and feather, une des plaisanteries favorites de la canaille américaine.