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consternation des passagers ne peut se décrire, non plus que la confusion du digne clergyman, qui, joignant les mains et levant les yeux au ciel, s’écriait avec un accent fait pour briser l’âme : « Oh ! c’est horrible, horrible! » Lorsqu’il fallut descendre à terre, on dut cependant prendre un parti : il fut décidé que M. Taylor marcherait en tête de l’étrange cortège, qui traversa les rues de New-York suivi de tous les polissons de la ville. Telles étaient les plaisanteries qui réjouissaient l’âme enjouée de l’aïeul de M. Barnum.

Bon sang ne peut mentir. Son petit-fils fut digne de lui. L’homme qui devait inventer Tom Pouce et Joice Heth, la sirène des îles Fidji et le saltimbanque Vivalla, aimait dès sa jeunesse à inventer des plaisanteries que n’eût pas désavouées un vétéran blanchi au service des dieux amis de la joie. Il connaissait une vieille femme du nom de Jerusha, ornée de deux filles qu’il désignait sous les sobriquets de vieille Rushie et jeune Rushie. Un chapelier se présenta un jour dans la boutique de M. Barnum, — boutique où se débitaient toute sorte de marchandises, du sucre et des étoffes de coton, du thé et des étoffes de laine. — Après avoir fait emplette de peaux de castor et de lapin, il demanda du cuir de Russie. — Je n’en ai pas, répondit l’ingénieux M. Barnum; mais je vous adresserai à une dame qui en a plusieurs centaines de livres, cent soixante-dix environ de vieux cuir et cent cinquante de cuir nouveau. — Notre homme, en chanté, se transporte au domicile de mistress Jerusha Wheeler. — Je suppose que c’est à ma fille que vous voulez parler, monsieur; pour quoi avez-vous besoin de Rushia? — J’en ai besoin pour faire des chapeaux. — La mère, fort étonnée, appelle la plus jeune de ses filles, et le chapelier répète sa question. — Je suppose que c’est à ma sœur que vous désirez parler, répond la jeune fille. La sœur est introduite. — Je viens pour acheter votre Rushia. — Acheter Rushia! Que voulez -vous dire? — Je vous demande à acheter votre marchandise. Quel en est le prix? — Et ainsi continue la scène bouffonne, qui se termine par l’expulsion du chapelier.

Le père de M. Barnum était tailleur et maître de taverne. Le futur millionnaire débuta dans la vie en qualité de berger et de garçon de ferme; mais ces travaux rustiques n’étaient point de son goût, et dès cette époque il commençait à entasser liards sur liards pour former des dollars et transformer ensuite ces dollars en marchandises. Il avait un goût tellement prononcé pour le calcul, qu’il fit de notables progrès en arithmétique, et qu’à l’école il n’avait pas de supérieur dans cette science. La bosse de l’acquisivilé était, comme il le déclare, très prononcée chez lui, et ses parens, en véritables Yankees, eurent soin de développer ses heureuses dispositions. A cet amour de l’argent il joignait la haine la plus intense du travail manuel. Le