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du renard et du loup, du manant et de son seigneur, de M. le curé et de sa servante. Seulement, dans les productions populaires, nous reconnaissons l’esprit du serf soumis à un pouvoir terrible, obligé à l’hypocrisie et à la contrainte, narquois et timide, riant tout bas, ou attendant pour rire que le maître ait tourné le dos. Ici au contraire nous avons un échantillon de la nature du serf affranchi, libre du joug, sans contrainte et sans contrôle. M. Barnum n’a sans doute pas eu l’intention de suggérer à ses lecteurs des rapprochemens historiques ou des réflexions sur le caractère des différentes classes de la société; mais nous lui rendrons cette justice, que les cinquante premières pages de son récit sont fort amusantes, et nous les recommandons à tous ceux qui aiment à se donner le spectacle de la nature humaine sous toutes ses manifestations.

Ces anecdotes ne sont pas seulement caractéristiques de la nature plébéienne rustique, telle qu’on la trouve dans tous les pays; elles le sont encore de la nature propre au peuple yankee, qui décidément, malgré son origine puritaine, est bien le peuple le plus jovial de la terre. Dans notre vieux monde, on ne rit plus guère; mais si jamais la joie doit être exilée de l’Europe, elle se retrouvera encore aux États-Unis. On dirait que tous les types de bouffons célèbres s’y sont donné rendez-vous. Il n’y manque que M. de Roquelaure, car ce pays est encore moral; mais comme en même temps c’est un pays de progrès et que les choses y vont plus vite que partout ailleurs, il n’est pas impossible que ce dernier personnage n’y débarque par le prochain paquebot. Frère Jonathan a hérité des humeurs joyeuses des différens pays. Il a la gaieté lourde de John Bull moins sa bonhomie, l’humeur facétieuse du Provençal moins sa naïveté, la jovialité rusée du Normand moins sa finesse. Frère Jonathan aime à rire; il ne réussit pas toujours et manque souvent ses plaisanteries; peu lui importe, il rira bon gré mal gré. Cet amour du rire à tout prix explique la profusion de sobriquets baroques dont les Américains ont baptisé leurs hommes politiques, leurs personnages illustres et jusqu’aux différens états de l’Union. Il explique aussi beaucoup les succès de M. Barnum, ainsi que nous le verrons par la suite.

M. Phinéas Taylor Barnum, né en 1810, à Bethel dans le Connecticut, est donc venu au monde, ainsi qu’il le dit lui-même, dans une atmosphère de gaieté. Son grand-père était par nature un practical joker, autrement dit un farceur. J’admire ce mot de practical joker. Si le vénérable grand-père de M. Barnum n’eût été qu’un joker, c’est-à-dire un homme aimant à rire, il n’aurait été qu’un plaisant métaphysique, abstrait; mais il aimait à donner un corps à ses conceptions grivoises et à transformer un bon mot en espièglerie; il était donc un plaisant pratique. La famille tout entière était, comme le