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avons cru d’abord que M. Barnum, en parlant de vertu, de religion et de philanthropie, voulait simplement donner à ses mensonges de la variété et du piquant; mais non, il croit avec candeur à ce qu’il dit : cet habile homme se dupe lui-même.

Au fond, il est bien de son temps, avec sa vulgarité, son génie de la réclame et son art du humbug. Il exprime bien le vice industriel et les mœurs industrielles. Il n’est pas plus agréable à contempler qu’un bourgeois de Paris inventeur d’une pâte pectorale ou qu’un parfumeur unique débitant de la véritable pommade de chameau. Il a la vanité et l’importance du parvenu qui a réussi à faire fortune, et qui vous dit avec orgueil : « Je me suis vu sans un dollar dans ma poche. » Il en a aussi la tartuferie. Nous connaissons tous ce type; il n’est point propre à l’Amérique, il est universel aujourd’hui. Nous devons seulement cette justice à M. Barnum, c’est qu’il représente ce type sous son aspect le plus inoffensif. Sa personne est sèche et ennuyeuse, mais elle n’est pas odieuse. Après tout, cet homme n’a voulu que faire fortune, et il l’a faite; mais il n’a jamais eu l’envie de diriger les affaires du genre humain, l’ambition politique lui est étrangère; il n’a jamais connu les mœurs et les voluptés que décrit Pétrone; on ne lui a confié aucun secret d’état, et il n’est tenté d’en révéler aucun; il ne calomnie pas son voisin, et s’il a exploité la société, c’est en tirant de notre poche par un artifice quelconque la modique somme de 1 ou 2 dollars. Tressez donc des couronnes à cet homme, badauds européens, car plût au ciel que vous n’eussiez jamais été exploités que par d’aussi innocens princes du mensonge !

M. Barnum, en nous donnant son autobiographie morale, n’a pas voulu nous priver de son image physique, et il en a embelli la couverture de son petit livre. Cette image peut nous aider à compléter son portrait. De notre vie nous n’avons vu physionomie plus ingrate. Sa figure sèche, lourde, massive, s’accorde parfaitement avec le jugement que nous avons porté : elle ne révèle aucune qualité intellectuelle. A demi maussade, à demi joviale, elle a quelque chose de désagréable et de peu sympathique. Les yeux seuls ont une certaine expression de ruse et d’astuce, ruse vulgaire, astuce sans finesse. C’est le nec plus ultrà du commun, du laid banal. Au fac-simile de son aimable physionomie M. Barnum a joint le fac-simile de sa résidence persane, le palais d’Iranistan, dénomination orientale qu’un facétieux journaliste de New-York décomposait ainsi I-ran-i-stan, c’est-à-dire « je courus longtemps le monde avant de pouvoir me fixer. » Ce palais, orné de clochetons et de minarets, est une des fantaisies les plus saugrenues qui se puissent imaginer. Et ici nous remarquerons, en manière de parenthèse, que tous les gens qui ont vu la vie sous son aspect facile, et qui ne lui ont jamais demandé autre