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personne manque de prestige et de poésie. Les Barnums ne sont acceptables qu’à la condition d’être des œuvres d’art; un charlatan bien effronté, à l’esprit subtil, fertile en ressources, cela figure bien dans l’histoire d’un siècle; mais M. Barnum n’est pas une œuvre d’art, il appartient au monde de la plus triste prose. Il n’est pas un grand homme; il n’est, comme beaucoup de ses confrères modernes, qu’un homme heureux. Cela étant, pourquoi donc ne consentait-il pas à vivre tranquillement du fruit de ses travaux dans son bizarre palais d’Iranistan? Pourquoi? On ne peut avoir la raison de ce pourquoi qu’à la condition de connaître le caractère distinctif de cette âme vulgaire; mais auparavant, comme il est bon de rendre justice à tout le monde, après avoir montré combien le puffiste américain est loin des grands maîtres dans l’art de mentir, disons comment il mérite, malgré sa médiocrité, d’avoir son rang parmi leur groupe auguste.

On ne fait pas autant-de bruit dans le monde sans avoir quelque qualité réelle, et M. Barnum en a une, qui est précisément l’absence d’imagination. Il ne va jamais chercher trop loin ce qui est tout près de lui. Il ne se met point en grands frais d’invention. Jamais il n’a, comme ses prédécesseurs, l’idée de rechercher la maladie propre à son temps pour l’exploiter à son profit. Non, son art repose sur un terrain moins métaphysique, mais beaucoup plus solide. M. Barnum a su reconnaître que la nature humaine contient une dose de bêtise toujours égale dans tous les temps et sous toutes les latitudes, et sur laquelle on peut spéculer à coup sûr. C’est ce permanent de bêtise, comme dirait un philosophe allemand, qui constitue le principe premier du système de M. Barnum, et qui lui a valu son succès. Jouez sur la bêtise humaine, vous êtes sûr de réussir; mais spéculez sur les caprices de l’opinion ou sur la corruption à la mode, il viendra un moment où vous échouerez misérablement. M. Barnum a encore gagné autre chose à la connaissance de cette vérité, il y a gagné une renommée durable et une demi-considération. En jouant sur la sottise de ses semblables, il a joué sur un capital certain et inépuisable. C’est un négociant, un industriel, un habile homme d’affaires. S’il avait, comme tant d’autres, joué sur la corruption à la mode ou sur la superstition en vogue, il aurait joué sur un capital incertain et temporaire; il n’aurait plus été qu’un aventurier. Voilà tout le secret de la fortune de M. Barnum. Qui donc oserait se fâcher? M. Barnum n’est pas un aventurier, c’est un heureux mystificateur, un homme d’un caractère gai et qui sait rendre ses plaisanteries productives, un practical joker. S’emporter contre lui serait donc aussi ridicule que de s’emporter contre le plaisant qui nous attacherait une queue de papier derrière le dos.