Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hectare suffira pour nourrir un nombre d’habitans double, triple, décuple de ce qu’il nourrirait ailleurs. La nature du sol, les procédés de culture, l’état des mœurs et des lois, mille causes apparentes ou cachées agissent d’une manière profonde et variable à l’infini sur le rapport à établir entre l’étendue des surfaces exploitées et le nombre d’hommes dont elles peuvent défrayer les besoins. Il y a mieux, cette base d’appréciation semble se dérober dès qu’on y porte la main. Pour qu’on y trouvât un point d’appui réel, il faudrait que la dissémination des habitans fût une cause constante d’aisance, et qu’un pays fût d’autant plus riche qu’il est moins peuplé. Or ce n’est pas ainsi que concluent les faits. Le phénomène de l’accroissement des populations ne se produit que dans les états où la civilisation pour suit une marche ascendante ; celui de la décroissance des populations s’attache surtout aux états dont la civilisation est sur le déclin. C’est ainsi que de puissans empires d’Asie ont perdu, avec leurs masses d’habitans, leur grandeur et jusqu’à leur nom ; c’est ainsi que l’Europe a vu s’élever, avec le flot de ses races, l’importance de ses des tinées et son action sur le reste du globe. Or, si la loi de Malthus est vraie, il faudrait que l’Asie eût trouvé dans ses dépeuplemens une cause de richesse, comme l’Europe une cause de ruine dans son peuplement précipité. Poser la question de cette manière, c’est la résoudre.

On me répondra que je force les choses afin de m’assurer un triomphe aisé, que ce n’est point ainsi qu’on l’entend, qu’il y a une mesure à observer, une limite à garder, ni trop ni trop peu, ni en-deçà, ni au-delà. À la bonne heure ; mais, s’il s’agit de limites, qu’on me dise d’abord où est celle des libéralités de la nature, du génie de l’homme, de son industrie, de son intelligence, de son activité. En supposant même qu’il ne tirât ses moyens de subsistance que des surfaces qu’il occupe, sait-on bien et peut-on préciser jusqu’où iraient ces ressources ? Que de terrains encore en friche, même dans les contrées les plus peuplées ! que d’améliorations dans le régime des cultures, hier inconnues, aujourd’hui en vigueur, et qui accroissent, dans des proportions inouies, les forces productives du sol ? Le spectacle en est tout récent et a les caractères d’une métamorphose. L’assolement substitué aux jachères, les progrès dans l’élève du bétail, l’usage étendu et le perfectionnement des engrais, que de conquêtes modernes et qui ressemblent à une nouvelle prise de possession ! Et le drainage qui commence à peine, et dont il est plus facile d’entrevoir que de limiter les effets ! Évidemment il y a, dans cette marche des faits naturels, de quoi rassurer les esprits les plus prompts à prendre l’alarme, et leur prouver que la nature se met volontiers au niveau de l’essor des populations.